— Paul Otchakovsky-Laurens

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Frédéric Boyer dans La Croix

Je voudrais pouvoir prononcer des paroles de consolation. La consolation véritable s’oppose au gaspillage, à celui de la force et de la vengeance. Elle déplaît souvent parce qu’elle est économe. C’est-à-dire que toute consolation véritable redonne de la valeur, de la dignité, à ce qui pourrait nous apparaître, dans l’épreuve et l’abomination, des riens sans force, sans consistance.  Tout ce qui fait le sel d’une vie. La consolation tient à ce peu dans lequel l’épreuve nous abandonne parce qu’elle sait que ce peu fait patiemment la valeur d’une existence quand cette existence se trouve dévastée précisément par l’horrible prodigalité du mal, de la violence. Nous faisons aujourd’hui l’expérience de notre impuissance individuelle et collective face à l’horreur des récents massacres. Nous prenons conscience de notre faiblesse que certains n’hésitent pas à qualifier de coupable. Or je voudrais dire que c’est l’expérience tragique de cette impasse et de la faiblesse de notre position qui révèle un aspect essentiel de ce qu’est notre situation éthique face au mal. Cette impasse précisément est toute notre valeur. Le peu auquel nous devons tenir. C’est sans aucun doute, dans les temps qui viennent, notre épreuve la plus décisive : tenir au peu de notre valeur. Il n’y a pas de mesure à ce peu de valeur. Il reste, dans nos cœurs, inquantifiable. Il échappe à toute évaluation. Tenir à ce que nous sommes c’est tenir à ce peu. Mais jusqu’où porter le travail de la consolation ? Jusqu’à ce moment où nous acceptons de ne pas diaboliser notre ennemi, parce que notre ennemi est sans doute aussi l’objet de notre consolation.  «Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous pourchassent» (Matthieu, 5, 44). Notre doute est immense. Notre difficulté, voire notre refus de comprendre est à la mesure de notre souffrance. Mais si nous ne prenons pas soin en nous-mêmes de ces paroles scandaleuses aujourd’hui, si nous ne comprenons pas qu’elles sont, elles aussi, tout le peu qui nous reste, alors «le sang du Christ deviendra de la cire à cacheter», pour reprendre les mots de Pier Paolo Pasolini. De la cire à cacheter nos existences effrayées. Nous ne pouvons effacer de nos cœurs la sauvage douleur d’être des hommes. Nous ne sommes pas nous-mêmes sans obscurs agissements. Mais cette fragile conscience-là est notre grandeur. La nature de la démocratie elle-même est de se trouver en crise perpétuelle, en interrogation sur sa propre raison et son fonctionnement. Il n’y a, nous le savons, de démocratie que d’accepter notre propre maladresse à nous entendre, que de reconnaître la fragilité de nos valeurs. Eux, les assassins, prétendent avoir attaqué nos valeurs. Je veux savoir qui leur aura mis dans le crâne ce destin de mort et qui aura fait d’eux ces perdants terrestres qui s’imaginent en vainqueurs célestes en échafaudant une revanche fantasmée contre ce qu’ils appellent «les valeurs occidentales», frappant le peu que nous sommes, notre jeunesse, notre faiblesse, attaquant notre fragilité pour mieux dénoncer notre force ? Beaucoup s’interrogent : quelle autorité, finalement, nous aura manqué ? Ce n’est pas l’autorité de la force, je ne le crois pas, mais celle qui garantit l’appartenance à un même monde, et surtout qui nous fait grandir ensemble. Notre tâche aujourd’hui devant l’horreur, c’est l’invention de ce qui nous augmente et non pas de ce qui nous retranche, de ce qui nous sépare. L’autorité (de augeo, en latin, faire croître, accroître) est ce qui nous élève et qui nous accroît. On ne peut vivre ensemble sans autorité, c’est-à-dire on ne peut vivre ensemble sans la garantie de nous agrandir, de nous élever ensemble. Un autre effacement est moins perceptible, celui du sentiment tragique de l’existence. Certes, il n’y a d’autre vérité aimable que le plaisir d’être en vie les uns parmi les autres, mais cette vérité, précisément parce qu’elle est vraie, s’accompagne toujours du risque de sa destruction. Ceux qui se jettent sur les chemins de l’effroi et d’une hypothétique vengeance ont perdu cette conscience-là, et perdent alors le sentiment tragique de leur propre humanité. C’est à cet endroit que revient un mot lointain, un mot ancien qui nous est jeté à la figure par les revendications des tueurs : idolâtrie. Mais qui sont les idolâtres sinon ceux-là mêmes qui exhibent un refoulé sacralisé, un substrat de violence pour se délivrer de la tâche d’avoir à penser leur condition précaire, le peu qu’ils sont ? Alors apparaît la pire idolâtrie : l’illusion de la toute-puissance. Une religion, expliquait Simone Weil, utilisée pour «représenter la divinité comme commandant partout où elle en a le pouvoir est fausse. Même si elle est monothéiste, elle est idolâtre.» La pire idolâtrie justifie notre violence comme manifestation ou volonté divine. Je me souviens que mon ami le bibliste Paul Beauchamp écrivait que pour « en finir avec le mal », il fallait donner du temps à la compréhension. Un temps pour comprendre le pire parce que le Diable revient toujours au moment précis où l’intelligence cesse devant la force.

FB