— Paul Otchakovsky-Laurens

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Nous sommes Charlie, par Marie Darrieussecq

Je ressens aujourd’hui la même sidération qu’en 2001 face à l’absence des tours du World Trade Center. Parce qu’ils nous ont pris quelque chose. Un monument. C’est la première fois. Nous sommes touchés dans nos symboles les plus fondamentaux. Charlie-Hebdo est un trésor national.

A l’heure où j’écris, personne ne sait comment Charlie va pouvoir sortir la semaine prochaine. Je lis le dernier numéro et la moitié des signataires sont morts. Je vois le journal se vider sous mes yeux. Je pleure comme devant un mort aimé. Les terroristes tentent d’effacer un journal. De le décapiter. Vais-je prendre la relève et écrire à mon tour dans Charlie ? Face à mes trois jeunes enfants, je me pose la question. La réponse est oui, forcémént, mais la terreur est là.

On l’appelle « Charlie ». Comme un vieux copain. Mon père lit Charlie depuis les années 70. Avant, l’hebdomadaire satirique s’appelait Hara Kiri. En 1970, il a été interdit après une couverture provocante (et très drôle) sur la mort du Général de Gaulle. Le journal s’est refondé sous le nom de Charlie-Hebdo.

J’ai appris beaucoup de choses dans Charlie dès mes cinq ou six ans. Ce n’était pas du tout un journal pour enfants. J’ai appris sur le sexe, bien sûr, et aussi sur les valeurs citoyennes, et sur le droit de se moquer de tout avec esprit. J’ai appris que je vivais dans l‘insolent pays de Voltaire. J’ai appris sur le féminisme tout en regardant, éberluée, des dessins où des machos palpaient le cul des femmes. J’ai appris sur la laïcité avec des dessins où des curés sodomisaient des enfants. J’ai appris ce qu’était le fascisme, et le racisme, et l’antisémitisme, et l’homophobie, en regardant des dessins merveilleusement « inappropriés », mot qui n’existait pas encore. Tous les dessins de Charlie sont choquants. Et provoquent, à l’âge adulte, un rire énorme, salutaire, une hygiène publique décapante.

Le sous-titre de Charlie-Hebdo est « journal irresponsable ». C’est un journal très coloré, d’apparence désordonnée, mais organisé en rubriques. Pas de pubs, uniquement des dessins et des textes. Le Charlie de cette semaine, daté du 7 janvier, montre en couverture une grande caricature de Houellebecq avec son roman polémique, « Soumission », qui décrit une France du futur dirigée par un gouvernement islamique... L’article est signé Bernard Maris, un économiste brillant qui disait : « Oublier Freud en économie c’est comme oublier Einstein en physique ». Bernard Maris a été assassiné. J’aimais beaucoup aussi la chronique de la psychanalyste Elsa Cayat. Son dernier article s’intitule « Noël, ça fait vraiment chier ». Elsa a été assassinée. La page « Débat » porte sur l’existence de Jésus ; l’article, en deux colonnes pour ou contre, est comique et aussi d’une grande hauteur théologique. Au centre de la page, un dessin de Tignous. Tignous a été assassiné. Des nonnes défilent avec une relique du Christ : c’est son téléphone portable. Preuve supplémentaire de son existence, elles affirment qu’il contient le numéro de la Vierge Marie.

Autre rubrique, « la Fatwa de la semaine » est un appel à la mort… des branches de lunettes, qui ne tiennent jamais. Cette aimable pochade est signée Charb, le patron du journal. Il a été assassiné. Sa tête était mise à prix depuis des années sur plusieurs sites islamistes. Les assaillants ont crié « Où est Charb ? Où est Charb ? » en entrant dans la rédaction. Son dernier dessin, dans le journal, est stupéfiant. On y voit un extrémiste armé, barbu, l’air fou, annonçant des attentats avant la fin janvier comme on annonce ses voeux. Tous les réseaux sociaux parlent de « prémonition », mais Charb dessinait sans cesse des dessins de ce genre, dénonçant non pas une religion, mais tous les fanatiques. Le dernier dessin d’Honoré montre aussi un islamiste présentant ses vœux, « et surtout la santé ». Honoré a été assassiné.  Enfin un dessin ironise sur le crash de l’avion d’Air Asia, car Charlie n’a pas non plus le respect des victimes. Charlie se rit des morts comme il rit de tout, Charlie aurait fait des blagues sur sa propre mort, sur l’attentat lui-même, et les survivants le feront peut-être.

On sort de la lecture de Charlie à neuf, soulagé de la bêtise du monde. On en ressort comme après un fou rire ou une crise de sanglots, car Charlie est aussi un journal mélancolique et philosophique. Wolinski, figure légendaire du dessin satirique, assassiné mercredi à l’âge de 80 ans, disait : « Un humoriste ne peut pas croire en Dieu. L'humoriste lutte contre la fabrication de légendes qui cherchent à expliquer les mystères inexplicables. » Son dernier dessin montre une troublante envolée, avec la phrase (dans la bouche de Hollande) : « Est-ce le bon chemin ? Je ne saurai qu’à la fin ».

Les dessins de Charlie peuvent aussi être gentils et potaches, avec un côté enfantin dans l’indifférence aux bonnes manières, dans la joie et la farce, dans le rêve. Et Cabu, l’autre monument du dessin d’humour, Cabu le pacifiste, Cabu qui ressemblait, à 76 ans, à son célèbre personnage du Grand Duduche, un adolescent lunaire, Cabu a été assassiné après un mignon dernier dessin qui moque François Hollande et la gauche, dans le personnage du chien du président.

C’est quand j’ai appris que ces deux là étaient morts, Cabu et Wolinski, que j’ai pleuré. Que c’est devenu vrai. Nous les connaissions tous si bien. Dans de multiples journaux de gauche et de droite, à la radio, à la télé, depuis cinquante ans ils nous accompagnent et nous font rire.

L’humour sauve le monde. L’humour nous libère de l’esprit de sérieux et de ses dangers. Charlie manie l’humour comme une arme, mais c’est une arme qui ne tue pas. Les types qui ont assassiné dix journalistes et deux flics en criant Allah Ouakbar manquaient d’humour, cette chose là est sûre.

En 2007, Charlie a publié des caricatures de Mahomet. « Il faut voiler Charlie-Hebdo », criaient en couverture un pape, un rabbin et un ouléma. Le journal reproduisait aussi les douze dessins parus dans Jyllands Posten au Danemark. Plusieurs associations musulmanes ont porté plainte pour « injure aux musulmans » (aujourd’hui, toutes les grandes voix musulmanes en France condamnent officiellement l’attentat). Sarkozy et Hollande, sans cesse brocardés par Charlie, ont pris la parole pour le défendre au nom de la liberté d’expression. Hollande est venu témoigner en personne, il était alors premier secrétaire du Parti Socialiste, et Sarkozy était ministre de l’intérieur, donc ministre du culte. La justice a donné raison au journal, estimant que les dessins visaient "clairement une fraction et non l'ensemble de la communauté musulmane". La notion de blasphème n’a rien à faire en démocratie. Le blasphème est du domaine du sacré, la liberté d’expression est du domaine de la raison. Aujourd’hui Salman Rushdie rend hommage à Charlie Hebdo.

En novembre 2011, malgré les menaces, Charlie Hebdo publie un numéro spécial rebaptisé « Charia hebdo » avec, en une, un Mahomet en larmes débordé par les islamistes : « C’est dur d’être aimé par des cons ». 400 000 exemplaires sont vendus, un record pour le journal. En 2012 un incendie criminel les oblige à changer de locaux et à vivre sous protection policière. Et ils ont dû en voir de toutes les couleurs, les flics, dans cette rédaction qui se moquait de tout ce qui représente l’ordre bourgeois, la respectabilité, la propriété privée, la « morale ». « En un an, on en a épuisé une vingtaine », déclarait Charb (au Monde, en septembre 2012).

Dans cette interview, Charb disait aussi : "Je n'ai pas de gosses, pas de femmes, pas de voiture, pas de crédit. C'est peut-être un peu pompeux ce que je vais dire, mais je préfère mourir debout que vivre à genoux".

"Nous sommes Charlie", par Marie Darrieussecq (écrit pour le journal suédois Dagens Nyheter)