— Paul Otchakovsky-Laurens

Parler lentement (petite métaphysique du poisson)

18 juin 2010, 13h18 par Édith Msika

Je me suis trompé, à raconter de petites histoires. Je les avais vus, eux, les grands, éparpillant minutieusement leurs pensées en radicelles éblouissants. J'avais peur; je me calfeutrais. J'avais soif; j'ébouriffais mes cheveux. J'avais la prescience que la ville et ses habitants étaleraient sur nous tous un Acapulco de soleil gris. Dans un bureau relativement grillagé, je faisais ce que je pouvais pour ne rien pouvoir. Le minimum, comme un commun désastre éprouvé.
J'avais pu sortir à la mi-journée et voir ce que j'avais vu : ceci,
- que le pêcheur n'est pas calme. Il est même remuant; il éprouve peut-être même des sentiments. Il peut agir subitement (on croit : sans raison).
- qu'il choisit sa position. La position du pêcheur paraît être un élément fondamental de son équilibre.
Je m'étais aussi demandé : le pêcheur aime-t-il être seul ? Rien de moins sûr.
Sur le quai, il semblait y avoir des pêcheurs heureux, et d'autres moins, souffrant, agités. Quand le poisson surgissait au bout de la ligne, agité, souffrant, le pêcheur l'entourait de sa sollicitude, ou bien se montrait cruel. Il le relâchait ou bien le délaissait. Et alors le poisson bougeait sa queue mais ne pouvait plus vivre. Mourant, il se calmait.
Mourant, nous nous calmons, c'est aussi visible que le poisson hors de l'eau, brillant au soleil, paraissant heureux, mais impuissant, même avec la sollicitude du pêcheur pédagogue expliquant par le geste à son fils : tu vois, tu lui enlèves délicatement le crochet. Comme ça.

C'est difficile de reconnaître qu'on s'est trompé, surtout s'agissant de moi, ce moi qui a si longtemps été un autre (mais nous n'avons aucune preuve de ce que j'avance, malheureusement).
Je les ai longtemps regardés, et lus bien sûr, les grands, mais la reconnaissance de mon erreur ne vient pas de là, bizarrement. Elle vient du poisson, qui m'a légué sa métaphysique, je m'en excuse préalablement auprès de la société des poissons, si d'aventure il y a une question de droits, je me tiens à sa disposition.

Je n'ai pas dit que les pieds du pêcheur étaient pris d'une certaine agitation, un peu comme s'ils étaient indépendants de son corps assis, pourtant au repos, dans la tension nécessaire à pêcher, mais enfin pas comme s'il était dans un rendez-vous amoureux, à supposer qu'il eût ramené dans ses filets une troublante créature.
Ou peut-être était-ce un paysan, finalement. Enfin, d'origine paysanne, peut-être que ce pêcheur en train de pêcher ressentait-il un profond malaise à ne pas être à sa place (mains calleuses accrochant le filet, je ne sais pas, moi, un peu d'imagination) ?
Ou bien le pêcheur voulait-il ainsi, par cette agitation des pieds, un peu convulsive, montrer au poisson que lui aussi, son corps ne lui obéissait pas, et qu'il allait mourir. Le poisson aurait rétorqué : oui, mais peut-être pas dans le même délai, mon coco.
D'ailleurs j'avais vu bouger sa bouche et prononcer ces mots, alors qu'il avait encore le crochet dedans, ça l'avait un peu gêné pour dire cette phrase.

Il fallait que je fusse seul, face au poisson, et seul auparavant, face au mur, puis seul, probablement plus tard, devant mon assiette, et le poisson dedans, que j'ingèrerais un peu gêné. Ce que j'accomplis.

 

 

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