— Paul Otchakovsky-Laurens

Ecriture et démocratie. Contre une civilisation du cliché

20 février 2011, 16h14 par Leslie Kaplan

Ce qui suit reprend un certain nombre de réflexions proposées lors de la rencontre à Grenoble en mai 2009 organisée par Pierre Rosenvallon et la République des Idées sur le thème « Réinventer la démocratie » et vient éclairer la question de la « folie » telle qu’elle est abordée dans Louise, elle est folle et dans Renversement (à paraître en mars 2011).

« Réinventer la démocratie » peut résonner avec mes préoccupations, mes enjeux
– pas seulement au sens de : vouloir la liberté d’expression, d’opinion, minimum nécessaire, évident
– mais il me semble qu’il y a une « correspondance » entre les exigences posées par ce « régime », la démocratie
et ce que pourrait être une éthique de la littérature, une certaine conception du « travail de la culture », comme le dit Freud, c’est à dire, du travail de la pensée.

La « démocratie » est ce régime qui, comme le dit Claude Lefort, « s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de certitude »
ou encore, « une société affrontée à la contradiction générale que libère la disparition d’un fondement de l’ordre social » (à propos de Tocqueville),
ou encore, un régime qui s’est édifié « … en acceptant la division sociale, le conflit, l’hétérogénéité des mœurs et des opinions » (à propos de Arendt).

Or


la littérature part du désir d’une écriture libre et qui rende libre
et en même temps,
la littérature est un art
c’est à dire : pas n’importe quoi, elle repose sur une exigence de formes
en particulier une recherche de formes qui permettent justement à cette liberté de se déployer au maximum
qui soit faite d’inquiétude et de questionnement
qui tienne compte des conflits
qui trouve des formes pour penser les conflits
c’est donc une recherche
pas seulement une « expression de soi » ou un « témoignage »
qui suivrait la réalité
mais une réinvention toujours en train de se faire
et qui se fait
en évitant des écueils, des directions qui mènent à des impasses,
qui sont des risques pour n’importe quel écrivain,
et qui me semblent être de deux ordres :
+ une écriture qui se réduit à du discours explicatif,
qui vise à ramener l’inconnu au connu,
à se défendre de la surprise, de l’étonnement, de la rencontre
qui tombe dans les généralités, les explications,
dans une logique qui se déroule de façon auto suffisante,
une idéologie
et qui laisse ainsi échapper le réel.
Le réel se saisit toujours dans les détails, le détail est un éclat de réel, une condensation de sens.
D’où un 2 ème écueil possible :
+ une écriture qui vide le détail de son sens,
qui réduit le détail, condensation de sens, à l’anecdote dépourvue de sens
qui ramène le détail à l’insignifiant :
une trivialisation.

La conséquence : penser par cliché, par idée reçue, par lieu commun
une pensée homogène,
qui refuse l’hétérogène
moyenne
immobile
morte.

Je vous rappellerai Flaubert, son Dictionnaire des idées reçues,
où il se moque du bourgeois, de sa fausse culture
de sa bêtise
et les mots ou les noms du début : Abélard, Abricot, Absalon, Académie, Actrices…
c’est-à-dire, si on suit le principe du dictionnaire :
TOUT, absolument tout peut devenir cliché.
Alors aujourd’hui, le cliché, l’idée reçue, le lieu commun, c’est quoi ?
par où passe l’uniformisation de la pensée ?
Comment s’opère l’acte de ramener au connu, au rassurant qui conforte ?
Souvenons nous que le pire des monstres, pour Baudelaire,
celui qui « dans un bâillement avalerait le monde »
c’est « l’Ennui ».

Mais l’ennui comme dit Baudelaire c’est quoi ?
c’est le non désir
le non désir de la langue, de la pensée dans la langue
le non désir pour l’autre dans la langue

le refus de rencontrer dans la langue et dans la pensée quelqu’un d’autre qui parle à son tour
qui mette en cause ce qu’on pense
qui pose question
qui soit différent.
Et cet autre, cette différence, suppose un conflit possible
dans la langue
dans la pensée
et aussi bien dans sa propre pensée.
Cela suppose qu’on reconnaisse qu’on est divisé
qu’on n’est pas forcément d’accord avec soi même
mais qu’il y a un travail à faire, un conflit à résoudre
donc une angoisse
pour penser ensemble ces opposés.

En ce sens le cliché, l’idée reçue, le lieu commun
est une tentative pour échapper à l’angoisse.
C’est à dire : le cliché, l’idée reçue, le lieu commun
c’est rendre uniforme, homogène,
c’est nier, dénier, les différences et les différends
mais en même temps c’est une façon de céder à la peur,
à la peur du conflit.

Et c’est aussi faire activement le vide, vouloir avoir le dernier mot
la promotion du cliché est une promotion active du vide
il y a un rapport entre le lieu commun, l’idée reçue et …la haine, le désir de meurtre
repensons à l’image de Baudelaire, ce « bâillement qui avalerait le monde »,
c’est à dire : il y a une force dévoratrice de ce mouvement passif
il s’agit d’en finir avec la pensée, la sienne, celle de l’autre
et on peut noter que si personne n’a envie de faire du cliché tout le monde peut avoir envie d’avoir le dernier mot
« Je tuerai tout le monde et puis je m’en irai », Ubu
et Humpty Dumpty à Alice :
« When I use a word, it means just what I choose it to mean – neither more nor less »
quand je me sers d’un mot il signifie exactement ce que je veux dire, ni plus ni moins
Alice s’étonne, elle dit qu’elle ne pense pas que le sens des mots dépend de celui qui les utilise.
Et Humpty Dumpty lui rétorque
« The question is, said Humpty Dumpty, which is to be is the master, that’s all »
La question est, qui est le maître, un point c’est tout.
Bien sûr, c’est faux, Humpty Dumpty a tort
Ce gros œuf arrogant et fragile qui peut intimider et fasciner a tort.
Quand on parle, et quand on écrit, les mots, on les
fait jouer dans tous les sens possibles, consciemment ou inconsciemment
le langage est toujours adressé, il a toujours une polysémie.
Mais
il ne faut pas sous estimer la possibilité toujours présente d’une réduction du langage, d’une volonté d’appauvrissement du langage,
d’un langage à sens unique,
la possibilité toujours présente d’une civilisation du cliché.

Au contraire de la trivialisation, de la banalisation :
le « travail de la culture » comme dit Freud, c’est à dire, le travail de la pensée,
travail dont la littérature fait partie,
ne nie pas l’angoisse, cette « part divine de l’homme » (Heitor de Macedo)
mais au contraire cherche à « faire des choses avec l’angoisse » (Rilke).

Le travail de la culture est un travail
– qui met en jeu toutes les formes possibles de la pensée
qui pense dans tous les sens
qui déploie toute la liberté de pensée
qui joue avec la pensée
qui ainsi a à voir avec l’art sous toutes ses formes
l’art comme forme de jeu, d’expérimentation des possibles
c’est l’importance du travail de la fiction
A cet égard j’ai souvent cité la phrase de Kafka,
« écrire c’est sauter en dehors de la rangée des assassins »
le saut est le geste même de la fiction
qui se détache de la réalité
qui se décolle
pour penser autrement
qui ne se situe pas en dehors du monde
mais qui s’appuie sur un autre point
qui crée un autre point de vue
pour penser ce monde
c’est la mise en œuvre, en acte, du possible.
Je soulignerai que si le saut peut prendre toutes les formes possibles, toutes les formes du possible
« les assassins » , dont parle Kafka
les assassins, eux, sont toujours ceux par qui la mauvaise vie est reconduite, répétée.
Et je rappellerai la définition que Freud donne de la santé mentale : être assez névrosé pour tenir compte de la réalité, et assez fou pour vouloir la changer.

- et le « travail de la culture » c’est un travail qui vise le présent, à rendre plus plein le présent
à faire qu’on pense dans le présent de façon vivante
même quand c’est un travail qui vise à dire la vérité sur le passé, à déterrer le passé
comme dit Pierre Rosenvallon, l’Histoire est le « laboratoire du présent ».
Et en ce sens le « travail de la culture » tient compte de l’inconscient
et de la trace dans le présent des traumas passés
Ces traumas, s’ils sont niés, déniés,
ne sont pas sans rapport avec des formes d’indifférence, d’apathie
des formes d’aliénation
de séparation de soi avec soi
de rigidification de l’être
de défense
voire de folie
qui sont des façons de survivre aussi à ce qui est un déni, une trahison
la non reconnaissance, et surtout par ses proches, des douleurs subies
voir Françoise Davoine et Jean Max Gaudillière sur les traumas et les guerres
ex. les suites de la guerre de 14-18
mais aussi la colonisation et ses suites, l’occupation, le nazisme, l’assassinat des juifs, la guerre d’Algérie, la violence de l’immigration…
La « folie » c’est une façon de montrer ce qui n’a pas pu être dit.

Alors qu’on ne peut que souligner le mépris dans lequel le gouvernement tient cette question, et opposer à ce mépris ce qu’ont dit des grands psychiatres comme Tosquelles, Bonaffé…
« Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme même qui disparaît » (Tosquelles)
« On juge du degré de civilisation d’une société à la manière dont elle traite ses marges, ses fous et ses déviants » (Lucien Bonnafé)
phrases reprises par le mouvement nommé Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire (nuit sécuritaire voulue par Sarkozy).

C’est en ce sens, fondamental, que le « travail de la culture » comme travail de la pensée est toujours politique, a un rapport avec le politique
est toujours une façon de re-démocratiser la société
car la politique n’est pas un suivisme de la réalité
mais bien une interprétation et une décision
c’est à dire : une création, où il s’agit de donner une interprétation au réel pour qu’il devienne pensable, et puisse être investi, désinvesti ou rejeté.

Et donc : je trouve important de saisir comment ça marche, la bêtise,
comment elle occupe le terrain
par quels mécanismes jamais nouveaux mais toujours renouvelés
à qui ça profite (eh oui) = opium, opium.

La « culture » malheureusement
quand on en parle c’est souvent sous la forme de l’histoire juive bien connue
Esther et Sarah sont au restaurant, Sarah dit à Esther,
Ah qu’est-ce que c’est mauvais
et Esther lui répond, Oui et en plus c’est pas copieux…

Mais en fait ce n’est pas si drôle

Au lieu d’être un travail de pensée, d’élaboration
au lieu de créer du lien
en tenant compte des conflits, des différences,
en les pensant
la culture peut devenir une fausse façon de suppléer au manque de démocratie dans les démocraties,
une fausse participation
une fausse proximité
elle peut devenir la reproduction non pensée, soi-disant à proximité de chacun, de ce qui soi-disant se passe dans la société
réalité show, people, …
l’accent mis sur les gens, pas sur les œuvres…
tout le monde peut partager les goûts d’un écrivain ou ses malheurs ou ses bonheurs
Quel intérêt ?
L’intérêt de dire : on est tous pareils
c’est la mise en œuvre du « moi aussi » (j’aime, j’aime pas, etc)
même si on n’a pas de pouvoir de décision
même si on ne fait pas partie de ceux qui décident
on participe, à quoi, au petit bout de la petite culotte
mépris total des gens
et, ça va avec, façon de supprimer la pensée : il n’y a plus d’objet de pensée
voir déjà Fellini sur la télévision
Comme disait un grand écrivain du cinéma, Serge Daney : « il faut réinventer la distance ».


Je terminerai par un petit texte de Kafka, héros de la pensée paradoxale, la chose du monde la plus indispensable en démocratie et en littérature

“Je me bats; personne ne le sait; plus d’un s’en doute, c’est inévitable; mais personne ne le sait. Je remplis mes devoirs quotidiens, on peut me reprocher un peu de distractions, mais pas trop. Naturellement, tout le monde se bat, mais je me bats plus que d’autres; la plupart des gens se battent comme en dormant, de même qu’on agite la main pour chasser une vision en rêve; mais moi je suis sorti des rangs et je me bats en faisant un emploi scrupuleux et bien considéré de toutes mes forces. Pourquoi suis-je sorti de cette foule qui est assurément bruyante en soi, mais se montre à cet égard d’un calme alarmant? Pourquoi ai-je attiré l’attention sur moi? Pourquoi suis-je maintenant sur la première liste de l’ennemi ? Je l’ignore. Une autre vie ne me paraissait pas digne d’être vécue. De tels hommes, l’histoire militaire les appelle des natures de soldats. Et pourtant ce n’est pas cela, je n’espère pas la victoire et ce n’est pas le combat en tant que tel qui me réjouit, il me réjouit uniquement en tant qu’il est la seule chose à faire. En tant que tel, il est vrai, il me donne plus de joie que je ne puis réellement en goûter, plus que je ne puis en donner, peut être n’est-ce pas au combat, mais à cette joie que je succomberai.”

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