— Paul Otchakovsky-Laurens

L'Inquiétude de l'esprit

16 mars 2014, 22h53 par Bernard Noël


Ce titre sert d’en tête à la proposition d’un ouvrage collectif qui constituerait une sorte de manifeste existentiel et poétique. Il est précisé que le mot « esprit » a été préféré au mot « spirituel » trop entaché de religieux. Je ne vois pas en quoi le mot « esprit » en est moins entaché car, et justement pour cette raison, j’évite de l’employer depuis que j’écris. Par ailleurs, le texte de cette proposition émet la crainte que le XXIème siècle soit « spirituel… n’importe comment ». Étrange crainte quand tout porte à redouter que ce problème ne se pose même pas pour la raison que le « spirituel » aura été détruit par notre société médiatique – ou par un pouvoir pressé d’utiliser les media afin de provoquer la disparition de ce qui dote chaque corps humain de la possibilité de lui résister.
Dès lors que la conscience de ce danger occupe mon « esprit » (je me résous à employer ce mot pour être plus facilement entendu), ledit esprit souffre d’une inquiétude précise, car il sait fort bien que la menace pressentie est déjà à l’œuvre. Cette chose menaçante a été activée depuis longtemps. Sa perception est liée au sentiment d’une privation de sens provoquée par l’influence grandissante des media populaires bien plus efficaces dans leurs effets que toutes les anciennes méthodes de propagande, et bien plus discrets. Il a fallu se rendre alors à l’évidence que ces media, surtout la télévision et ce qui en découle, avaient le pouvoir d’occuper les « esprits » en y paralysant toute distance critique pour les rendre « disponibles » à leurs messages.
Cela posé, il me paraît indispensable de préciser ce que va signifier ici le mot « esprit » dont l’emploi est trop courant pour ne pas prêter à malentendu. J’ai dit que je l’évitais sans dire que j’utilisais à sa place les mots « espace mental » ou bien « intériorité », qui ont au moins l’avantage de le situer physiquement. Mais que nomme-t-il exactement dans mon emploi ? Pour moi, l’esprit est une dimension du corps. Son origine et son développement m’échappent, cependant que je les sais liés à l’anatomie ou à la physiologie et non à une improbable visitation transcendantale. L’état du corps originel est incertain mais comment douter qu’un organe au moins y joue dès le début un rôle fondamental, et c’est l’œil. Il en va également de l’oreille qui sonorise la vue. Le rôle de la bouche est par contre ambigu puisqu’elle sert longtemps à prendre et à manger avant que la main ne la libère et ne lui permette de prendre la parole ? Une seule certitude : les yeux sont ouverts et ils voient tout comme l’oreille entend depuis qu’ils existent.
La vue va et vient dans nos yeux tout comme l’air va et vient vers nos poumons, mais quel est derrière nos yeux l’équivalent de ces poumons ? Il faut bien pourtant que la respiration visuelle accumule en nous l’expérience de notre environnement et que la vue tire de la répétition des images les règles d’une relation qui est un premier langage. Quel est le circuit qui met le monde en tête et qui, les yeux fermés, permet qu’il soit encore là ? Dans quelle région du corps, ce là est-il situé ? Peut-être la question ne s’est-elle jamais posée tant il est naturel de voir et de conserver les traces de la vue. C’est à partir du déjà vu que nous identifions les éléments du visible, et c’est la respiration du visible qui alimente sa reconnaissance. Savoir comment fonctionnent les zones du cerveau et les neurones et les synapses est en train de fournir des réponses, mais comment sentir que chacune de nos représentations est aussi un objet neuronal ? En attendant d’être doué de cette perception scientifique autant s’en remettre au naturel et reconnaître simplement que la circulation des images et leur conservation a fondé l’esprit. Et n’est-ce pas en lui que, peu à peu, la vision a pratiqué la nomination en inventant le langage ?
Le mot « intériorité » est infiniment plus organique et concret que le mot « esprit » mais pourquoi n’a-t-on cessé de faire de cette construction interne une sorte de supplément qu’auraient fourni les dieux ? Cette désincarnation fait peut-être logiquement suite à celle qu’opère le regard quand il ne cesse de changer le monde en images. Ce changement demeure naturellement insensible tant que la vue est directe, pratique, immédiate, mais sa conscience devrait s’imposer à mesure que la provision d’images grandit, que la mémoire s’en mêle, que la réflexion s’ajoute à l’expérience. On peut penser aujourd’hui que tout cela concerne des zones du cerveau, mais comment percevoir ce magasin intérieur et son organisation ? Il est vrai que l’on n ‘a pas besoin de cette perception pour s’en servir, sauf que la perception permettrait une relation – si j’ose dire – ré-incarnée et que la ré-incarnation est sans doute une démarche capitale quand on cherche le meilleur moyen de résister à l’occupation médiatique.
Que l’on s’accorde ou non sur la formation et la nature de l’esprit, il existe un consensus général pour le considérer comme l’attribut spécifique de l’humanité et même son constituant. Chacun sait que l’esprit fonde la relation entre les hommes, donc qu’il crée la société, la culture et tous les développements qui en découlent. Il est ainsi la base de la personnalité, de son indépendance et de sa liberté d’accepter ou de combattre les conditions sociales et politiques. Le pouvoir, quel qu’il soit, a par conséquent toujours cherché à le convaincre ou à le contraindre. Il l’a fait par la loi, qui met en ordre les relations au nom de la justice. Il l’a fait par la peur, qui menace l’opposant d’une violence impitoyable. Il l’a fait surtout par l’éducation religieuse puis civique, qui orientent également l’esprit dans le bon sens de la nécessité du pouvoir et de l’acquiescement à sa domination.
Façonner la conviction de cette nécessité est plus rentable que de l’imposer et sans doute, après des siècles et des siècles de cet exercice, n’imaginait-on pas que l’on pourrait, un jour, se passer d’une formation qui exige un long enseignement, une hiérarchie familiale et sociale, une lourde administration. Tout à coup et brutalement, une invention a dévalorisé la pratique de ce long héritage parce qu’elle permet de pénétrer directement dans l’esprit – ou du moins dans son lieu - , de le violer sans en avoir l’air et d’y installer les éléments propices à sa soumission.
La facilité de cette invasion et le naturel de l’occupation qui s’en suit surprennent dès qu’on réfléchit au processus de leur mise en place. On découvre ainsi qu’il suffit de tenir les yeux et d’y déverser des images pour que l’espace de l’esprit s’abandonne à leur flux comme s’il en était l’auteur et non pas la victime. Jamais dans le passé, une machine n’avait eu la capacité de pénétrer dans la région la plus intime des humains, de l’envahir et de l’occuper au moyen d’un spectacle qui, sous prétexte d’informer, d’instruire ou de distraire, ne laisse aucune marge au moindre recul critique. Bien sûr, chacun garde le contrôle de l’appareil et peut à tout moment interrompre l’émission dont il jouit, mais elle est en général dotée d’assez de séduction ou d’habileté pour qu’on la suive jusqu’au bout. Conséquence : un bon nombre de nos contemporains passe au moins quatre heures par jour devant leur téléviseur. De plus, les écrans se multiplient et, désormais portables, tiennent dans la poche ou le sac et nous deviennent inséparables. Pire, ils sont de plus en plus utilisés dans l’éducation et risquent de faire disparaître la relation , le contact humain.
Cette inflation de la consommation visuelle pourrait ne représenter qu’une certaine frénésie dans un domaine justement particulier de la consommation, mais quels en sont les effets ? C’est avant tout un trop plein qui fait le vide. Oui, voilà une expression bizarre, mais a-t-on jamais connu auparavant un système susceptible de remplir un lieu pour le vider de ses qualités mentales naturelles ? Et qui plus est un lieu situé dans notre corps et considéré par tous comme essentiel bien qu’il ne soit jamais perçu physiquement. Ainsi le flux d’images déversé dans nos yeux devient notre activité « spirituelle » tout en gardant l’apparence d’un spectacle inoffensif. Le sujet de ce spectacle est un leurre : il importe beaucoup moins que la circulation du flux d’images qu’il produit et qui, par son seul mouvement, occupe notre esprit pour le garder disponible au message impressionnant qui, de temps à autre, lui sera communiqué.
Tant qu’il est occupé par ce flot visuel dont l’invasion est continue, notre esprit ne le pense pas pour la raison qu’il n’a pas besoin de se représenter ce qui, tout en l’occupant, ne cesse pas d’être devant ses yeux. Il faut évidemment rappeler ici que le spectacle télévisuel est la seule activité humaine qui, pour débuter, n’exige comme seul effort que d’appuyer sur un bouton avant de suivre passivement la succession de ses images. L’effacement de tout effort préliminaire est la base de l’attrait de la télévision : il suffit de l’allumer et d’ouvrir les yeux. Cette situation replace peut-être l’esprit dans une position originelle : celle où il lui suffisait de voir pour être comblé… Sauf que, devant l’écran, il n’est plus dans la vision en cours de réflexion mais dans l’abandon à un gavage visuel qui, tout au contraire, neutralise la réflexion.
Un ancien directeur de la chaîne de télévision la plus populaire fit un jour l’aveu devenu célèbre que son rôle était de créer du « cerveau disponible » pour les messages publicitaires de ses clients. Comment s’obtient cette disponibilité ? Par la circulation continue d’un flux d’images dont le mouvement entretient la passivité de sa réception. À cette mobilisation du système visuel s’ajoute bien sûr celle du circuit auditif par des mots et des sons complétant la séduction mais cela suffit-il à expliquer la fabrication du « cerveau disponible » ?
Depuis le fond des temps, la perception humaine combine l’auditif et le visuel mais il lui a fallu des millénaires pour en perfectionner l’expression par le langage et par l’écriture, bref par une symbolisation toujours plus exactement liée à son sujet. Cette symbolisation faite de deux modes complémentaires, mais le second relativement récent, a toujours laissé chaque individu libre de les interpréter à sa façon en faisant un effort de conception et d’imagination. Par rapport à cette longue histoire, l’enregistrement mécanique des images d’où naît l’audio-visuel a tout l’air d’une brusque et envahissante précipitation, qui amplifie son effet depuis un demi-siècle.
La nouveauté, sans doute déjà oubliée, est que cette précipitation d’images s’est installée dans l’intimité de chacun et qu’elle n’exige aucun apprentissage. Il suffit de posséder l’appareil adéquat, de l’installer au centre de son logement et de s’asseoir devant lui. Vous pressez sur un bouton et le défilé des images commence doublé de la sonorisation qui l’accompagne naturellement. Dès lors, tout le champ de votre perception est occupé car le symbole et son contenu se confondent tout comme vont de pair succession des images et audition sans que vous puissiez intervenir autrement que par l’interruption.
Toutes les œuvres créées jusque-là et dans tous les domaines étaient discrètement incomplètes : elles comptaient sur l’interprétation, l’imagination, donc l’intelligence pour atteindre leur achèvement. Le spectacle audio-visuel se suffit à lui-même parce qu’il est totalement figuré, totalement achevé quelle que soit sa qualité ou sa médiocrité. Qu’ils soient originaux ou banals, ses thèmes se valent pourvu qu’ils déclenchent une assimilation rapide et entretiennent un appétit de consommation. Tout cela est désormais bien connu et dénoncé même si la dénonciation, loin d’avoir un effet dissuasif et populaire, en est réduite à constater que l’image mouvante et augmentée de quelques bulles de discours sert maintenant de programme et de pensée politiques.
Reste pourtant à essayer de comprendre pourquoi l’humain est fragilisé par ce qui fonde justement son humanité, c’est-à-dire son « esprit ». À comprendre pourquoi un flot d’images pénétrant par ses yeux peut occuper cet esprit au point de le rendre en effet « disponible » à n’importe quelle manipulation publicitaire ou politique. La science, qui a beaucoup appris sur le cerveau et la pensée depuis quelques années, arrivera sans doute un jour à identifier les circuits qui permettent cette invasion et cette occupation. Servira-t-elle alors à nous protéger ou à nous asservir ? Étant donné ce que nous apprend l’histoire, les chances en sont probablement égales.
Du mythogramme à la lettre en passant par l’idéogramme, la symbolisation a progressé relativement vite dans le domaine de l’écriture. Ce qui est remarquable pour nous dans cette évolution, c’est que, au départ, une image réduite à son propre signe sert à nommer la chose, l’objet, l’animal… Qu’en est-il de la vocalisation de ce nom qui, bien sûr, précède la tentative de sa transcription ? Rien ne nous l’indique parce qu’il n’existe pas de fossile de la parole. L’écriture n’a guère que cinq mille ans, les peintures pariétales six à huit fois plus, la parole vient d’un lointain incalculable. Il faut juste souligner que la symbolisation commence par des signes figuratifs qui, très rapidement, deviennent abstraits.
L’origine s’éloigne dès qu’on veut l’approcher. Mais l’œil est toujours là, qui s’est ouvert dès qu’il y a eu du corps et de la vie. Et cet œil voit et, voyant, il envoie des images vers le cerveau et y accumule une connaissance. Rien que de naturel et d’animal jusque-là mais que se passe-t-il au moment où, ayant fermé les yeux, cet animal s’aperçoit qu’il voit encore ce qu’il ne voit plus ? Cette situation, vue depuis aujourd’hui, est mythique, elle a cependant toutes les chances d’être simplement naturelle, sauf que… entre la vision habituelle et la vision mémorisée, il y a le passage capital de la vue à la représentation. Ce passage est devenu si normal et depuis si longtemps qu’on ne voit pas qu’il inaugure la naissance de la pensée en même temps qu’il en fonde le lieu.
Si l’on admet que le passage de la vue à l’image mentale de la vue, qui est la base de la représentation, est aussi la base de la pensée, cette opération autant dire originelle suppose, pour se développer, un effort constant de réflexion générateur d’intelligence. Dès lors, si, dans un premier temps, il a pu suffire de voir, il a fallu bien vite savoir ce qu’on voit, comparer, déduire, projeter et même articuler sa vue. Il ne s’agit pas de rêver l’inconnu mais d’agiter du probable dans la mesure où l’œil, et lui seul, paraît bien être l’unique fondateur de l’humain pensif même si l’on n’oublie pas l’apport de l’oreille. Et si le pensif est attaqué par une agression mentale qui passe par l’œil, n’est-ce pas une raison de se demander ce qui fait de lui l’entrée principale de cette région intime?
Chaque jour des millions d’yeux sont envahis par un flot d’images audio-visuelles qui s’en va occuper l’esprit dans lequel ce flot se précipite. Entre ces images-là et celles qui viennent du quotidien, du travail, des rencontres ou des activités, il y a une différence de nature qui, généralement, n’est pas perçue. Les images ordinaires alimentent normalement l’esprit en représentations qu’il analyse et réfléchit, les autres, celles de l’écran, suscitent en lui une sorte de paralysie mentale que l’ancien directeur de TF1 a parfaitement caractérisée en parlant de « cerveau disponible ».
Il faut encore interroger cette disponibilité ? Elle suspend l’activité du cerveau – mot préférable maintenant à « esprit » - en la neutralisant. Les images défilent à une vitesse normale et en apparence comme d’habitude sauf qu’elles sont à elles-mêmes leur propre représentation pour une raison que cette normalité dissimule. Ce qui occupe votre cerveau ne cesse à aucun moment de faire que vos yeux confondent le symbole (l’image) et son contenu de telle sorte que la représentation devient la réalité ambiante. Une réalité totalitaire qui ne laisse pas la moindre marge à l’imagination ni, bien entendu, à l’intervention sauf à couper court. La raison de cette occupation totale de l’espace mental est liée à l’occupation simultanée du circuit visuel et du circuit auditif avec pour conséquence que le spectacle n’est plus perçu comme tel, mais entièrement vécu.
L’installation du poste de télévision au centre de la vie familiale lui confère le pouvoir d’introduire dans le cercle le plus intime tout ce qui compose le monde extérieur : information, distraction, culture. Les membres de la famille croient que l’achat de l’appareil leur en a conféré la maîtrise, alors que celle-ci se limite à allumer et à éteindre l’appareil. En tant que spectateurs, ils sont dans une situation comparable à celle de l’ouvrier dans une chaîne de montage qui, privé de toute initiative, ne peut que répéter toujours le même geste. On sait à quel point la passivité créée par cette situation est nuisible à l’humain parce qu’elle lui ôte toute maîtrise et rend son corps machinal : il en va fatalement de même de l’entraînement à la passivité que génère le téléviseur. C’est qu’avoir chez soi pareille source d’images charge ces images d’une réalité qui les intègre sans aucun effort de réflexion à la vie quotidienne et à la vie mentale. Du coup, plus de distance et une familiarité très éphémère avec ce flot qui, toujours passant, impersonnel et irréfléchi, paralyse l’interprétation aussi bien que l’imagination.
Cette fabrique de la passivité est sûrement l’une des inventions sociales les plus remarquables de notre époque. Elle est méprisante pour l’humain, mais elle aurait dû permettre d’adoucir l’oppression au point de rendre inutile la violence. Il n’en est rien parce que l’appétit des oppresseurs grandit sans cesse au-delà de toute mesure et au détriment d’un toujours plus grand nombre. À mesure que se multiplient les écrans, ce n’est pas la liberté qui grandit mais le moyen de contrôler chacun de leurs utilisateurs jusque dans son intimité. Le scandale provoqué par la découverte de la mainmise des renseignements américains sur toutes les communications privées le prouve sans, pour autant, le faire cesser. L’étonnant est de remarquer que tous les abus de pouvoir technologiques ne provoquent qu’une indignation très éphémère. Est-ce parce que les media s’empressent de passer à autre chose ou bien parce que l’indignation elle-même n’est plus qu’une réaction manipulée ?
La passivité est au fond la meilleure préservation contre toute révolte. On voit que les syndicats eux-mêmes s’en font aujourd’hui les complices puisque les manifestations qu’ils organisent ne sont qu’un leurre destiné justement à fatiguer les révoltés. Inutile d’ajouter que le socialisme ne porte plus cette étiquette que pour promouvoir son contraire. Il y a donc entre tous les centres de pouvoir une entente pour, d’une part décourager l’opposition et, d’autre part, développer les moyens de la rendre inexistante - très exactement de la faire disparaître. Pour cela, il faut rendre inconcevable la révolte et par conséquent occuper l’esprit afin de l’en écarter : l’occuper au sens militaire du terme.
Le meilleur instrument pour réaliser ce projet demeure la télévision et ses divers avatars pour toutes les raisons déjà dites et parce que la paralysie mentale qu’elle propage, non seulement est indolore, mais séduisante. Quand la vue est fascinée par une succession d’images sonores et mouvantes qui occupent tout l’espace visuel, la réalité environnante s’en trouve dédoublée si bien que la perception s’y égare. La pensée dérive alors au fil d’un spectacle qui lui permet uniquement de s’identifier à lui et qui, donc, l’empêche d’interpréter et d’imaginer. Ainsi ne progresse qu’une privation de sens qui facilite la soumission.
Quand a surgi la comparaison entre travail à la chaîne et spectacle télévisé, j’aurais dû m’attacher au fait que l’un et l’autre entraînent une perte de l’autonomie individuelle, donc de l’engagement et de l’implication physiques qui font, depuis toujours, que l’invention passe par le corps. C’est ce lien entre l’intelligence et la main qui disparaît dans les techniques nouvelles. Une désincarnation est à l’œuvre qui, loin de favoriser comme on le croyait autrefois la spiritualité, tend à la faire disparaître. Il n’est plus question que de valeurs matérielles et, tandis qu’une faillite les menace, toutes les autorités annoncent au contraire leur retour, et qu’il sera sauveur. L’entretien de cette légende productiviste passe par une obstination suicidaire et une oppression d’une violence jusqu’ici inconnue qui détruit les équilibres naturels, le climat, la qualité de la nourriture, les acquis sociaux, les services publics, l’éducation. Il faut faire croire que ce saccage est indispensable à un progrès futur, donc rendre les cerveaux disponibles à cette « vérité ».
En attendant, nos corps sont atteints par cette dégradation générale en même temps que les conditions de vie, mais le spectacle à domicile nous en distrait. Les nouvelles s’enchaînent de manière à s’user l’une par l’autre de telle sorte que les responsabilités sont toujours reportées ou annulées. Le tout est de s’emparer de nos yeux et d’y déverser la potion d’images qui bonifie la vision de l’actualité – laquelle est désormais la seule dimension du monde.
Pourquoi s’emparer de nos yeux est-il si décisif ? C’est la question qui a motivé la tentative très risquée d’interroger une origine dont ne survivent pas les traces, sinon peut-être dans notre corps. Les études sont aujourd’hui innombrables qui tâchent d’éclaircir notre construction cellulaire et d’y situer des régions, des circuits. Cependant l’urgence est de trouver la façon de ranimer une résistance corporelle à ce qui méprise notre corps et s’empare de notre seul espace mental pour y semer une soumission qui agira en nous comme un réflexe.

Il s’agissait ici d’inventer au sens archéologique le rôle fondamental de l’oeil, rôle qui de toute manière est le sien, afin de dénoncer son exploitation pour s’emparer de notre « esprit ». Est-il naïf de croire que si l’on connaît la manière d’opérer de l’ennemi, on dispose du moyen de s’opposer à son action ? Sans doute n’est-ce ni aussi simple ni suffisant pour la raison que le savoir ne suffit pas : il faut y ajouter la perception et la conscience de la pénétration audio-visuelle au moment où elle agresse tout l’espace de l’intériorité. Cette pénétration emprunte le circuit originel qui mène de la vue à la pensée et elle doit à la maîtrise de ce trajet toute sa puissance d’occupation. Le spectateur-auditeur, à cet instant, acquiesce ou se défend : il est averti, il a le choix…

 

 



 

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