— Paul Otchakovsky-Laurens

Il n'a pas de réponse

02 février 2017, 09h42 par Jean-Luc Bayard

- Le premier livre d’un auteur contient-il toute son oeuvre à venir ?

            - La première lecture fonde-t-elle les lectures qui suivront ?

            - Ces deux questions en forment-elles une seule, double, biface, autrement dit : la lecture et l’écriture se rencontrent-elles ?

 

            J’ai découvert l’oeuvre d’Harry Mathews en 1998, avec Conversions, son premier roman (The Conversions, 1962), traduit en français en 1970, édité dans la collection « L’imaginaire » en 1989, mais en 1998 l’ouvrage fut pour moi d’une nouveauté inouïe, il le reste. De quoi s’agit-il ? De trois questions que le narrateur reçoit au premier quart du roman, et auxquelles il lui revient de répondre s’il espère hériter – ceci est une clause explicite d’un « Testament » qui contient les trois questions. Je les retranscris pour le plaisir (car c’est ainsi, je ne saurai l’expliquer, ces questions me mettent en joie, tant elles semblent faites pour conduire celui qui s’en saisit vers la connaissance et la félicité). Les voici :

         « - 1° Quand une pierre ne fut-elle pas un roi ?

            - 2° Qu’était La messe de Sire Fadevant ?

            - 3° Qui rasa la barbe du vieillard ? »

            Le narrateur s’en empare allègrement, il met toute son énergie, ainsi que sa malice et son intelligence, au service de la quête dans laquelle il s’engage, pour répondre. Je dis qu’il s’engage, mais ils sont trois désormais, requis par la quête :  le narrateur qui, parti comme Perceval, raconte son tour du monde ; l’auteur qui le précède en écrivant la quête ; le lecteur enfin, qui arrive quand il peut – rien ne commence vraiment sans lui – et tente de les suivre au mieux, et même de les accompagner.

            Lorsque l’auteur en termine le narrateur arrive, lui aussi, à la fin de l’histoire. Son bilan est honorable : il a répondu à deux questions, il a fait le tour du monde, il est un peu épuisé, moins cependant que ses finances, « j’avais englouti dans ma quête bien plus que le peu d’argent que j’avais autrefois », mais il est grand temps qu’il rentre chez lui, pour se refaire. Il n’héritera jamais et peu importe : il a connu la quête, il a vécu l’aventure.

            Le lecteur se retrouve pareillement à la fin du livre, à ceci près qu’il n’est pas ruiné et n’en a pas fini. Car tout à coup il devine que c’est de lui, de lui seul, dont dépend l’issue véritable. Il lui appartient de tout reprendre, et de faire ce qu’il doit, que devrait faire tout lecteur : relire. Il n’a pas d’autre choix s’il veut trouver la réponse à la troisième question. (Notez ici que rien ne contraint le lecteur à la rechercher seul.)

 

            Nous étions en 1998, précisément au mois de mai, et le temps aménagea une belle coïncidence. Je travaillais alors à l’Institut universitaire de formation des maîtres (Iufm) de l’académie de Lyon, et devais organiser un stage de cinq semaines, pour des enseignants du premier degré (instituteurs et professeurs des écoles) sur le partenariat culturel et éducatif. Le programme du stage, pluridisciplinaire, était conçu en lien avec l’actualité artistique et culturelle de la ville. Or l’un des partenaires, la Villa Gillet, avait programmé Harry Mathews à l’une de ses soirées. Nous invitâmes Harry Mathews l’après-midi du lendemain, dans le cadre du stage, il nous fit l’honneur d’accepter. Le premier objectif, qui était d’illustrer les bienfaits des programmes « L’ami littéraire » et « Le temps des écrivains à l’université », proposés (respectivement, depuis 1992 et 1997) par la Maison des écrivains et de la littérature, venait au secours d’un second : présenter à Harry Mathews nos versions de la troisième réponse, en manière amicale de le solliciter oralement sur une question dont il nous semblait exclu qu’il y revienne jamais par écrit. Je ne me souviens plus, aujourd’hui, de toutes nos formulations. Nous avions été préoccupés de démasquer le « vieillard », que nous avions par exemple retrouvé dans le sixième livre de L’Énéïde : « Silvius, de race albaine (…) roi et père de rois ». Notre quête amusa beaucoup Harry qui avait, bien sûr, lu L’Eneïde, mais à l’époque de Conversions, pas au-delà du livre quatre… Nous nous étions fourvoyés sur ce chemin-ci comme sur les autres, et s’agissant d’héritage, il avait été déraisonnable de remonter aussi loin. Plutôt que Virgile, il eût été sensé d’interroger Raymond Roussel (l’écriture de Conversions procède directement de sa découverte), ou bien Robert Walser, mais je ne pouvais alors avoir lu, ni Ma vie dans la CIA, ni l’entretien avec Hans Ulrich Obrist, qui paraîtraient en 2005 et 2011. Cependant, si je rassemble ici les éclats d’un souvenir qui véritablement scintille, si j’ose admettre que la réponse est d’une terrible évidence (dès lors qu’on pratique l’anglais et qu’on est un peu botaniste), et si j’accepte de la formuler devant vous (oubliant que nul n’a le droit qu’à la vérité qu’il a lui-même acquise), je devrai aussitôt faire le deuil cette vérité pour rétablir, en avant d’elle, la vérité antérieure, telle que l’exprime Conversions, et telle que je l’ai reçue à ma première lecture. Je la condense ici en deux axiomes :

            - le lecteur n’hérite que des questions.

            - il n’y a pour lui pas de réponse.

            Par respect pour le temps, je dois dater ce que j’écris. Or les mots se recourbent devant le 14 février 2017 qui m’oblige, en marge de toute lecture, avec grande tristesse, immense affection, et malgré tout espérance,  à rectifier le deuxième axiome par ce troisième :

            - il n’y aura pas de réponse.

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