— Paul Otchakovsky-Laurens

"Est-ce que l'éditeur et l'ami se confondaient pour vous?"

18 janvier 2018, 21h18 par Emmanuel Carrère

Claire Devarrieux : est-ce que l’éditeur et l’ami se confondaient pour vous?
 
Chère Claire,
J’arrive sans doute trop tard mais je réponds quand même à votre question : oui, les deux se confondaient, complètement. Paul a été mon éditeur pendant 35 ans, nous avons été amis 35 ans. Cette amitié a parfois été orageuse, toujours  intime : chacun ne savait pas tout de l’autre, mais quand même beaucoup. Nous parlions moins de livres que de films et moins de films que de la vie mais j’aimais la façon dont ses yeux brillaient quand on lui apportait un manuscrit. En général, il y touchait peu : c’était un éditeur peu directif, un compagnon plus qu’un patron, un frère plus qu’un père, une figure de liberté plus que d’autorité. J’étais aussi, depuis très longtemps, avant même qu’ils se rencontrent, ami avec sa femme, Emmelene Landon, peintre et écrivain, qui a été grièvement blessée dans l’accident et à qui je pense, ces terribles jours-ci,  à chaque instant. C’était le premier cercle, la petite poignée de gens avec qui on fait la traversée de la vie. De façon enfantine, et malgré nos quelque dix ans de différence, j’étais persuadé que Paul serait là jusqu’au bout, qu’il mourrait un jour à son bureau et que ce jour était lointain, improbable. Lui-même, je crois, pensait la même chose. Il lui fallait du temps, pour aimer Emmie, pour découvrir de nouveaux auteurs, pour faire du cinéma qui a été sa seconde passion, et il croyait instinctivement que ce temps lui serait donné. Entre son premier film, Sablé sur Sarthe, Sarthe, et le second, Editeur (j’aime ces deux films comme je l’aimais, lui, et pour les mêmes raisons),il a tourné autour d’un projet de film sur la mort. Oui, sur la mort, et sur la peur qu’il en avait, loin de tout détachement philosophique. Il n’a pas eu le temps de la voir venir, je ne sais pas si c’est bien dans l’absolu mais à lui, tel que je le connais, c’est ce que j’aurais souhaité.
Je vous embrasse, Claire.
Emmanuel

Texte paru dans Libération

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