— Paul Otchakovsky-Laurens

« S’approcher prudemment du bel aujourd’hui »

08 novembre 2009, 08h12 par Christine Montalbetti

SAMEDI
Petite histoire, grande Histoire
D’habitude, j’aime sentir, au matin, la rémanence du sommeil et le cocon que cela fait. Ne rien brusquer, lentement réapprendre. M’asseoir à mon bureau, en chaussettes, la mine froissée, avec un café, dans l! ote ignorance de ce qui se passe au-dehors. On se demande parfois comment inscrire sa petite histoire dans la grande, mais c’est l’inverse, aussi, comment inscrire l’Histoire dans sa vie, quelle place lui donner et à quel moment la faire apparaître. Pour moi, si je peux, pas avant midi, par le moyen de la radio. Mais comment faites-vous pour laisser entrer dans votre cuisine les images affolantes des guerres ? Pour les accepter comme un accompagnement normal des gestes domestiques ? Plus souvent, c’est la parole d’écrivains, de réalisateurs, de metteurs en scène, que j’accueille.
Aujourd’hui, pourtant, dès le lever, inquiète si je saurai remplir ma mission, je descends acheter le journal. Répliques échangées avec le marchand, bien enchaînées, bon rythme, serré, ludique, occasion de tester nos humours respectifs. ! C’est lui qui donne le ton, et je rebondis, hop hop, on! croise nos fleurets d’opérette – petite scène gentiment surjouée, qu’on improvise.
Tourner les pages au café, ce qu’il y a là de confortable, de régressif, un plaisir assez inexplicable (mais très bien expliqué par certains lecteurs de Libé dans leurs témoignages de soutien). De toute façon, le week-end, dans les journaux, comme un suspens de l’actualité, presque plus rien qui chavire. Du paisible, des sujets de société, on vous tend des miroirs, on dit Regardez, c’est vous. On s’y reconnaît, ou pas tout à fait, on s’arrange une mèche de cheveux, et on éprouve la douce sensation des loisirs qui commencent.
 Fin d’après-midi, je vais voir Sur la grand-route, au Studio-Théâtre. Pendant qu’on prend place, les personnages désoeuvrés errent dans la salle, considèrent leurs mitaines sales, leurs vestes rapiécées, mêlent à nos corps bourgeoisement parés pour le théâtre la fiction vestimentaire de leur pauvreté. On entend le vent souffler. Ils arrivent les uns après les autres, on sent l’incertitude des spectateurs sur le moment où il faudra se taire. Quand considèrera-t-on que cela a commencé ? L’un se met à frapper le sol avec sa canne, comme pour les trois coups. Bribes d’harmonica. Pas plus traînants. Les corps de plus en plus sonores, de plus en plus prése! nts. Puis une porte claque, la salle s’est étei! nte. Et le bonheur que c’est, d’entendre le texte de Tchekhov dans la traduction de F. Morvan et A. Markowicz. Au récit de Kouzma (Bakary Sangaré), cœur de la pièce, dont il explicite l’énigme romanesque, mais aussi sorte de performance, fera pendant un ajout de Guillaume Gallienne : le simulacre de théâtre que les personnages se donnent, mimant des scènes de la Demande en mariage On voit comment (et c’est vrai aussi, en un autre sens, de la parole inventive et sens dessus dessous de Fédia), pour ces personnages qui fouillent leurs poches à la recherche de kopecks introuvables, la seule richesse qui reste, c’est le rapport au langage, la pulsion narrative.

DIMANCHE
Le corps de l’écrivain au travail
Petit déjeuner à la terrasse chauffée d’un café Le menton dans la paume, le regard cherchant vaguement derrière la bâche transparente la place déformée et trouble, je pense à la façon dont cet exercice de vous raconter ma semaine transforme forcément ma manière de la vivre. Je n’ai pas l’habitude de l’écriture diariste. Je préfère que les jours sédimentent. Qu’ils mènent leur vie souterraine, inédite, et affleurent tardivement, des mois, des années plus tard, dans l’écriture, sans forcément que je les reconnaisse. Comme s’il y avait deux façons de retenir les jours : l! te évocation, tardive, mêlée, et la c! aptation. Pour une fois, les saisir aussitôt dans le rets de mes phrases, et vous les présenter comme des vignettes.
Le soir, à la cinémathèque, La Bohême, un muet de King Vidor. Le Quartier Latin pris sous la neige. Un écrivain et un peintre peinent à payer leur loyer. L’écrivain aimera Mimi la brodeuse. Très belle scène de déjeuner sur l’herbe, avec course dans la lumière barrée par les troncs des arbres. Dénouement pathétique, mais traitement plutôt comique de la figure de l’écrivain, qui cherche l’inspiration en se caressant le nez du bout de sa plume. Pourtant, j’éprouve toujours une certaine émotion devant les représentations cinématographiques de l’écrivain. Même dans des films moins réussis. Même dans ! Les Ambitieux, à certains moments, quelque chose, dans la manière de regarder l’écran, de taper sur les touches de l’ordinateur. Le corps de l’écrivain au travail, la manière d’occuper l’espace, la laine du pull, l’intensité du regard concentré, comment tout est tourné vers ce geste-là de faire advenir des phrases. Pour moi, les scènes de cinéma les plus érotiques.

LUNDI
L’Atelier
Je vais poser pour Emmeline Landon, qui prépare une exposition de portraits. C’est de l’autre cô! té du fleuve, le bus passe son eau grise et vaguement ! tumultueuse. Un petit brouillard met comme de la poussière dans l’air. Pourtant, la lumière chiche saura circuler entre les verrières pour éclairer la scène, prise dans les vapeurs de térébenthine que fait tournoyer le radiateur soufflant. L’atelier se trouve au-dessus d’une boîte de nuit, dans une rue aux maisons basses. Quand on en sort, on ne sait pas bien dans quelle ville on est.

MARDI
Voyage au bord d’un lac gelé
Entretien avec Emmanuel Burdeau (les Cahiers du Cinéma) sur la façon dont le cinéma peut informer mon écriture, et pas seulement dans Western. À un moment, comme je prononce un nom, il marque une hésitation et laisse entendre, par le moyen de je ne sais quel énoncé vague, qu’il y a eu une relation d’amitié, à peine esquissée, et puis un malentendu. Tandis que jusque-là notre discussion était demeurée abstraite, et n’avait jamais engagé, quand il s’était agi de vie intime, que la mienne, dans ce mouvement qu’il a, quelque chose vient scintiller de cette histoire passée, quelque chose affleure d’une certaine façon de vivre les relations, d’une exposition à la déception. C’est fragile, indécis, cela dure un dixiè! me de seconde, mais c’est à cet endroit-là '88 que la fiction, l’hypothèse, le romanesque peut s’engouffrer.
Le soir, restaurant avec J.M. Bustamante qui m’avait commandé l’année dernière un texte de fiction pour le catalogue de son exposition « Beautifuldays ». Occasion d’un voyage solitaire au bord d’un lac gelé pour voir le musée de Bregenz, et récit de voyage d’un photon, qui partait de Paris par un matin d’hiver et, après avoir survolé villes et campagnes, et aperçu le lac désolé, surfait joyeusement sur les plaques de plexiglas, jusqu’à élire définitivement domicile dans l’une des œuvres. L’impromptu de cette expédition insuffle toujours quelque chose de joyeux dans nos rencontres - un petit vent d’hiver vif avec neige amassée en marge des rues, au bas d’archite! ctures locales.

MERCREDI
Les vendanges de Vladimir
Comme je travaillotte, coup de fil de Tanguy Viel, qui me raconte comment il a déplacé et réaménagé son bureau. Ce qu’on peut mettre, comme espoir, dans les lieux, quand on écrit ; je sais ça aussi, quand on bredouille, cette pulsion d’aller écrire ailleurs, de compter sur un nouvel espace (Tanguy me pousse gentiment du coude, Ah bon, tu écris ta semaine pour Libé, n’oublie pas de me mentionner. Dont acte).
Dîner avec Éric Laurrent et sa compagne. Anecdotes sur Beckett (nous buvons le vin d’un producteur n! ommé dans En attendant Godot : Vladimir y a fait les vendanges). L’actualité politique prend une place importante dans la conversation. Tâtonnements. Comment tenir un discours qui ne soit pas un simple agencement d’informations ou d’hypothèses lues dans les journaux. Ils ont vu la fameuse émission de Ségolène (je n’ai pas la télévision). Éric parle de la violence de cette parole de qui s’adresse à la candidate sans (presque de) médiation. Du danger qu’il peut y avoir à faire l’économie de la médiation. Je ne sais ce qu’il en est de vous, mais moi, je suis très pessimiste au sujet des élections. Est-ce dans l’espoir d’être surprise ?

JEUDI
Ces jours dits heureux
 Réveils et rendormissements, ce toboggan d’images, ces projections rapides que l’on subit alors, comment ça se presse, des souvenirs, des inventions, tout ça mêlé, en vrac, sans rapport. Je finis par émerger, un peu étourdie, comme on sortirait d’un éboulis d’objets hétéroclites. Denis Podalydès (je me rends compte que cela fait un peu name-dropping, mais il ne fallait pas me demander de raconter ma semaine) m’appelle depuis Amiens où il met en scène Le Mental de l’équipe. Fidèle ami, de plus de vingt ans. Nous parlons d’un projet que nous avons en commun.
Plus tard, à la radio, Olivier Cadiot parle de « s’approcher prudemment du bel aujourd’hui ». I’ve got it ! Une heure avant, je faisais culbuter d’un doigt sur l! eur tranche supérieure quelques livres de ma biblioth! èfque, et j’avais fini par trouver ce titre : Quelques-uns de « ces jours dits heureux qui coulent ignorés dans l’obscurité des soins domestiques ». Mais là, voilà, une parole actuelle, prononcée cette semaine sur les ondes, et un signe à Cadiot (hello !), pour dire ce geste-là, d’essayer de saisir les jours.

VENDREDI
En hâte
C’est un tout petit vendredi, car je dois envoyer mon texte avant midi. J’ouvre un œ! il sur le jour largement levé, filtré par le store japonais. Je cours acheter le journal, pour vérifier que je n’oublie pas un événement décisif. J’ai le temps, sous les arbres de l’avenue, de me dire que ça va être un peu fade, de vivre la prochaine semaine sans avoir à vous la relater. Puis direction le point internet le plus proche de chez moi. Bon week-end !

Christine Montalbetti 4 septembre 2007 dans Libération

 

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