— Paul Otchakovsky-Laurens

Y a-t-il une écriture féminine ?

22 avril 2010, 15h31 par Nina Yargekov

C’est une question agaçante, que je souhaiterais balayer d’un revers de main en jetant à la figure de celui qui la pose : mon utérus, mes chaussures à talon, la couleur de mon rouge à lèvres ou le premier chiffre de mon numéro de sécurité sociale n’ont rien à voir avec la littérature, s’il vous plaît. Depuis le temps qu’on s’évertue à enfermer les femmes dans leur sexe, à les réduire à cette composante de leur personne qui est simplement une composante parmi tant d’autres est-il nécessaire de le rappeler encore une fois, il serait de bon ton d’arrêter, ne croyez-vous pas ? D’autant plus que je vous vois venir : écriture féminine, écriture hystérique, menstruelle, romantique, psychologique, superficielle, bavarde, ménagère, maternante, liquide, molle, frustrée, féministe, poilue ; et surtout : particulière, personnelle, subjective, littérature sur les femmes, par les femmes, pour les femmes. Alors, non plus agacée mais déjà en colère, je voudrais continuer : et pourquoi ce critère-là plutôt qu’un autre, pour quel motif, pour quelle raison, sur quel fondement, pensez-vous sérieusement que les femmes forment une harmonieuse communauté d’esprit qui les ferait toutes écrire de la même façon et dans le même sens, vous a-t-il échappé qu’il est des femmes ennemies que tout oppose et des groupes mixtes que tout rassemble, et pourquoi pas une écriture de personnes aux grandes oreilles, d’utilisateurs de parapluies à carreaux ou d’éleveurs d’escargots tant que vous y êtes, mais d’ailleurs pourquoi faudrait-il un critère, pourquoi faudrait-il découper le champ des lettres en communautés, en littératures de, en voix de, comme on morcelle le domaine juridique en droits des uns et des autres pour leur attribuer des prérogatives spécifiques, la littérature mes amis est certes composée d’écoles et de familles mais on y choisit ses affins et consanguins en fonction des textes et non pas d’une quelconque corrélation statistique, êtes-vous à ce point bornés, tributaire des nomenclatures et des études quantitatives pour ignorer qu’une variable ne crée pas un groupe aux valeurs communes mais une classe d’individus artificiellement additionnés, êtes-vous pour finir membre de la police pour ainsi enquêter sur le sexe des gens, pour ainsi vouloir les étiqueter et les ficher ? Et j’aimerais poursuivre sans répit, bombardant mes interlocuteurs d’arguments plus ou moins solides, plus ou moins pertinents, mais toujours plus nombreux car ma tactique d’offense défensive est de tirer dans tous les sens et le plus souvent possible en vue de désorienter l’adversaire, voyez comme je suis malgré mon état de femme douée pour l’art de la guerre, je contre-attaque et je réplique, je ne me laisse pas écraser, et pourtant, il y a tout de même un problème : celle qui pose la question, c’est moi.
Oui, c’est moi qui demande, qui interroge, y a-t-il une écriture féminine, est-ce que j’écris depuis un lieu féminin, les hommes pourront-il comprendre ce que je raconte, pourquoi est-ce que j’entends chez certaines femmes un écho si particulier, et si je peux repousser, rejeter la question, je peux aussi repousser et rejeter sa réfutation, mais ma pauvre fille tu confonds idéal d’universalité et effectivité de la différence des sexes, ce n’est pas parce que tu ne veux pas voir les lignes de convergence qu’elles cessent miraculeusement d’exister, sais-tu que ta levée de bouclier en psychanalyse ça s’appelle une résistance, et pourquoi donc je te prie tes narrateurs sont-ils toujours de sexe féminin ? Et voici venir la guerre civile, intestine, ah voilà bien une femme, contradictoire, paradoxale et inconstante, femme qui varie, femme labile et sans appui, femme sans emprise sur le monde, débattant avec elle-même, apolitique, coincée en son for intérieur, incapable en vérité de poser un doigt de pied dans la sphère publique.
Dans ces conditions, vu les forces en présence, vu le statu quo, vu les généralités consensuelles que je vous servirais si j’essayais d’en faire la synthèse (oui, il y a sans doute des thèmes et des traitements plutôt féminins, mais non, on ne peut pas systématiser), tout ce que je suis en mesure d’énoncer sur le sujet est que, d’une façon ou d’une autre, la question m’a toujours préoccupée, et que cette préoccupation entretient, on peut raisonnablement le supposer, un rapport avec le fait que je sois, on ne peut le nier, une femme. Notamment, et c’est là-dessus que je finirai, sans répondre donc véritablement à la question éponyme de ce texte puisque je la déplace sur le terrain des compétences, toutefois il n’est me semble-t-il nulle part dit que mon travail consistait à répondre aux questions, et je crois au demeurant que cette affaire d’aptitude et de capacité s’inscrit précisément dans le débat, notamment disais-je donc, lorsque j’ai envisagé de me mettre à écrire de façon sérieuse et que j’ai comme il se doit — on ne se lance pas dans une telle entreprise sur un coup de tête, sans recueillir l’assentiment des autorités compétentes — soutenu ma candidature aux fonctions d’écrivain devant un jury imaginaire qui siégeait en mon esprit, voici ce que, au sein d’un long et fastidieux auto-examen de mes qualités et défauts destiné à convaincre mon auditoire que j’avais le profil requis pour entrer en littérature, j’avançais, dans un paragraphe assurément féminin, pour prévenir le reproche qu’on pourrait m’adresser concernant mon genre :
« Je suis une femme. C’est un sérieux handicap en soi, je vous l’accorde. Non pas que je sois moins intelligente que mes congénères masculins, mais parce que j’ai nécessairement reçu une éducation différenciée, moins propice au développement des dispositions d’esprit indispensables à l’exercice de la littérature. Dès lors, comment ai-je pu compenser ce désavantage ? Sachez tout d’abord que j’ai grandi en tant que fille unique auprès d’une mère qui n’a cessé de me répéter, décidément tu es en tout point comme feu ton père qui était un génie, notez bien le syllogisme. Je pense donc que j’ai bénéficié d’un certain correctif, étant en mesure de poser dès mon plus jeune âge les jalons d’un ego démesuré. De plus, la conjonction de circonstances familiales particulièrement favorables, sur lesquelles je préférerais ne pas m’étendre si cela est possible, m’a tenue éloignée du contact forcément néfaste et complexant d’un frère aîné qui s’il avait été présent aurait automatiquement monopolisé l’ensemble du stock des encouragements et éloges maternels, tout en me permettant d’évoluer dans un environnement exclusivement féminin, pour ainsi dire innocente et ignorante de la différence des sexes, et ce faisant de m’identifier à mon génial père sans risquer d’être détrompée par une confrontation directe à la réalité. Par ailleurs, l’hostilité que ma mère portait au concept de cadeau en général et donc de poupée Barbie offerte à Noël en particulier m’a également protégée des effets ravageurs de ce type de jouet sur la représentation de soi des petites filles, qui après n’aspirent qu’à avoir des cheveux blonds et une grosse poitrine pour séduire Ken au lieu de penser à leur carrière d’écrivain. La preuve, à l’âge de neuf ans je programmais le nez chaussée de lunettes en plastique bleu des jeux vidéos en langage basic sur un Commodore 64 à lecteur cassette récupéré dans un débarras, et je vous assure que dessiner un château avec une princesse enfermée dedans (je jouais le rôle du prince, évidemment) en procédant ligne par ligne ça prend du temps, j’étais sérieusement motivée. Vous voyez donc que j’ai dans une certaine mesure été un garçon. À l’adolescence, les choses se sont compliquées, je suis devenue une fille ; cependant comme j’ai été la seule à le remarquer ça n’a pas changé grand-chose. J’ai gardé mes réflexes de petit garçon introverti, évitant soigneusement la compagnie des autres enfants et me consacrant exclusivement au travail scolaire et aux jeux de rôle sur ordinateur, affermissant de cette façon un déjà solide sens de la compétition. À ce jour, tout en ayant brillamment réussi ma socialisation sexuée et maîtrisant les codes de la féminité dont je sais user en cas de besoin, je crois avoir tiré les enseignements idoines de mon parcours et être à même d’esquiver adroitement les écueils habituels de la condition féminine. Ainsi, je ne fais pas la cuisine, je mange exclusivement dans de la vaisselle en carton – ce qui me permet de réduire la masse de travail ménager qui grignote insidieusement le temps professionnel des femmes – et surtout je suis animée par un amour du travail insatiable et sans égal, rappelez-vous mes origines calvinistes que j’évoquais précédemment. Enfin, si tout cela ne vous a pas encore totalement convaincu, je voudrais très prosaïquement vous faire remarquer que de toute façon, je mesure un mètre quatre-vingts : le plafond de verre, littéraire ou autre, je l’explose facile rien qu’en tendant les bras. »


Ce texte a été initialement publié dans la revue Korunk mars 2010, p. 96-98., à Cluj-Napoca (Kolozsvár), Roumanie ( “Létezik-en?iírás?", Drang nach Westen, trad. A. Keszeg.
 

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