— Paul Otchakovsky-Laurens

Le Carnet de feutre (extrait)

02 janvier 2012, 16h46 par Sébastien Brebel

 

 

 

Combien de temps êtes-vous resté dans l’appartement ?

C’est difficile à dire, une semaine, un mois, peut-être plusieurs mois, je n’arrive pas à me souvenir précisément.

Voulez-vous dire que vous n’êtes pas capable de faire la différence entre une semaine et plusieurs mois ?

Non, je ne le peux pas.

Cela n’est pas ordinaire, ne trouvez-vous pas ?

J’avoue que cela peut paraître étrange . C’est comme si maintenant, maintenant que je vous parle, cela ne faisait plus aucune différence, une semaine ou plusieurs mois. Il est bien possible que pendant mon séjour dans l’appartement, j’aie eu quelque idée du temps qui passait, mais maintenant que je suis là avec vous, tout cela s’est retiré très loin, et d’ailleurs j’ai le sentiment que cela n’a pas d’importance de savoir combien de temps je suis resté sur place, et pour tout vous dire je ne pense pas que vous seriez mieux renseigné si je vous donnais un chiffre exact.

Comment expliquez-vous ça ?

Je ne me l’explique pas. Les journées dans l’appartement se répétaient, monotones, vides, des journées qui se ressemblaient toutes, à quelques détails près. C’est peut-être à cause de cette répétition des journées à l’identique que j’ai du mal à vous dire combien de temps je suis resté sur place.

Le temps devait vous paraître long.

Ce n’est pas le souvenir que j’en ai. En me réveillant, oui c’est vrai, je craignais toujours un peu de m’ennuyer et je pensais que la journée n’en finirait pas, il m’arrivait même de penser qu’elle serait d’une lenteur atroce, qui me ferait souffrir, mais cette impression s’estompait progressivement au cours des heures, et lorsque la nuit tombait dans l’appartement, il m’arrivait d’être surpris, je constatais que je ne m’étais pas ennuyé, ce qui ne manquait pas de me rendre heureux, oui parfois même il me semblait que j’étais heureux.

En admettant que ces journées se ressemblaient toutes comme vous le dites, vous ne pouvez faire qu’il ne s’est rien passé au cours de votre séjour.

Il faut dire que je n’étais pas actif et que pendant tout le temps que je suis demeuré dans l’appartement, je n’ai pour ainsi dire rien fait. Si bien voyez-vous que je ne saurais me former aucune idée précise de la durée de mon séjour.

Vous soutenez que vous n’avez rien fait pendant tout le temps que vous êtes resté dans l’appartement. Comment cela est-il possible ?

Je ne saurais vous dire.

Ne ressentiez-vous pas le besoin d’activité ?

Je ne me souviens pas avoir ressenti un tel besoin.

En allait-il autrement avant que vous vous retrouviez dans l’appartement ?

C’est possible, bien que je n’aie jamais été à mon sens très actif.

Vous n’aimez pas l’activité.

Disons que je préfère demeurer tranquille, cela a toujours été comme cela me semble-t-il, je suppose que c’est dans ma nature.

Vous n’étiez pas actif, c’est une chose qui peut se comprendre après tout, mais il n’en demeure pas moins que vous n’avez pas cessé de vivre pendant votre séjour, et quelle qu’en fût la durée il ne se peut pas que vous n’ayez rien fait.

En ce qui me concerne en tout cas, je puis vous assurer que c’est possible.

Admettons que vous n’ayez rien fait, comme vous dites, et que vous n’ayez rien accompli que vous jugiez utile ou du moins digne d’être noté, il n’empêche que vous avez accompli, durant votre séjour, un certain nombre de tâches ordinaires.

Je ne peux le nier.

Ces tâches, sans paraître dignes d’intérêt, n’en sont pas moins nécessaires, je veux dire qu’on ne peut pas les éviter, si grande soit notre envie de les abolir de notre vie, c’est pourquoi elles sont accomplies par tout homme, quelle que soit sa situation. Ces tâches d’entretien chaque jour devaient occuper une partie de votre temps.

C’est vrai.

Ne pouvons-nous pas imaginer qu’en tenant compte de toutes ces tâches accomplies chaque jour, nous soyons capable d’effectuer une sorte d’estimation ou de moyenne, de sorte que nous puissions nous faire une idée approchée du temps passé ?

Je ne suis pas sûr qu’un homme soit capable de se remémorer tous les gestes et toutes les actions qu’il a accomplis dans une journée, dans mon propre cas, je ne pense pas que je le pourrais.

Sans vous remémorer exactement tout ce que vous avez accompli au cours de la journée, vous pourriez au moins vous faire une idée générale de ce qui s’est passé, aucun homme ne peut faire qu’il ne se passe rien au cours d’une de ses journées, même un homme désœuvré ne peut faire que la journée qu’il a passée soit complètement vide.

Je l’admets.

Dans l’appartement, pouviez-vous jouir de votre tranquillité ?

Parfaitement.

Voulez-vous dire que vous n’étiez jamais perturbé.

C’est cela.

Durant cette période vous n’avez jamais quitté l’appartement.

Cela ne m’est jamais arrivé.

Quelque chose ou quelqu’un vous empêchait-il de sortir ?

Personne ne m’empêchait de sortir.

Vous en êtes sûr ?

Absolument certain.

Vous ne vous êtes jamais senti prisonnier de l’appartement ?

Pour que je me sente prisonnier, il aurait fallu que je me sente contraint de demeurer dans l’appartement. Or ce ne fut jamais le cas.

Ne vous êtes-vous jamais ennuyé ?

Cela dépend de ce que vous entendez par ennui.

L’ennui, je dirais que c’est cette impression de tristesse causée par le désœuvrement.

En ce sens, alors non, si l’ennui doit être associé à la tristesse, il serait faux de dire que je me suis ennuyé et même je pourrais dire que je ne me suis pas ennuyé du tout.

Vous souvenez-vous au moins de votre arrivée, ce qui s’est passé le jour où vous êtes arrivé ?

Je n’arrive pas à me souvenir d’une chose en particulier, d’une chose qui se serait produite, je veux dire.

De quoi s’agit-il alors ?

Une impression que j’ai eue.

Pouvez-vous me décrire cette impression, préciser la nature de cette impression ?

C’était une impression de malpropreté.

Voulez-vous dire que l’appartement était sale ?

C’est du moins ce qu’il m’a semblé, dès la première minute.

Vous attendiez-vous à ce qu’il fût propre à votre arrivée ?

Je le suppose oui. En tout cas, je ne m’attendais pas à ce qu’il fût aussi sale et j’ai d’abord été surpris je dois dire, puis j’ai été comme déçu et découragé devant toute cette saleté.

Si vous aviez su dans quel état de malpropreté se trouvait l’appartement, auriez-vous renoncé à y séjourner ?

C’est possible, mais je ne peux pas en jurer.

Vous souvenez d’une chose dans l’appartement qui a retenu votre attention, par exemple d’une chose qui était sale en particulier ? Pouvez-vous nommer cette chose ?

Non. C’est une impression générale, imprécise, dont je parle. Je ne crois pas qu’il y avait une chose sale, une chose que j’aurais pu identifier comme telle. Mais le fait est que je me suis tout de suite senti contaminé par cette saleté.

Mais alors cette impression de malpropreté, à quoi tenait-elle ?

Cela venait peut-être de l’odeur, une odeur d’humidité, de laine mouillée. Cette odeur, qui n’était pas insupportable du reste, mais plutôt désagréable, semblait affecter les choses de manière imperceptible, sournoise. Comme si aucune chose qui se trouvait dans l’appartement n’était vraiment sale, mais comme si leur présence, là, suffisait à les rendre sales, à faire qu’on éprouve en les regardant une sorte de dégoût ou de répulsion.

Cette impression, est-ce la première fois que vous la ressentiez ?

Je crois que j’avais déjà ressenti cette impression.

A quelle occasion ?

Un jour j’ai porté des vêtements qui ne m’appartenaient pas, des vêtements qu’on m’avait prêtés. J’étais trempé. Il avait plu, beaucoup, et je me trouvais loin de chez moi, complètement trempé par toute cette pluie. J’avais dû marcher, marcher sous la pluie sans pouvoir m’arrêter à un seul moment pour m’abriter.

Que s’est-il passé ? Voulez-vous dire que quelqu’un dans la rue a pris pitié de vous et vous a proposé d’échanger vos vêtements mouillés contre des vêtements secs ?

Ce n’est pas comme ça que ça s’est passé. Il faut dire qu’à ce moment-là, je veux dire au moment où on m’a proposé de changer mes vêtements, je me trouvais à l’abri, et non pas dans la rue. J’étais chez ma sœur, précisément.

C’est votre sœur qui vous a proposé ce jour-là de mettre ces vêtements ?

Oui.
 

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