— Paul Otchakovsky-Laurens

Exposer la poésie

05 janvier 2016, 09h21 par Nathalie Quintane

Sur « I love John Giorno ».

(Palais de Tokyo, jusqu'au 10 janvier 2016)

  Exhibiting Poetry Today : Manuel Joseph, chapeautait, en 2010, une exposition de Thomas Hirschorn. Elle avait le mérite de rappeler quelques alternatives à un certain nombre de représentations traditionnelles de la poésie (la poésie, c'est la saturation de la prose autant que le blanc du vers ; la poésie, c'est l'action « directe » autant que l'action restreinte ; le poète, c'est l'enregistré et non le présenté, etc). A l'amitié succède l'amour, dans une exposition d'Ugo Rondinone qui a lieu en ce moment au Palais de Tokyo : « I love John Giorno ». Il aime John, et il a les moyens de nous le faire savoir, ce dont a priori on ne devrait pas avoir à se plaindre étant donné que Giorno est vraiment un bon poète. Voilà donc deux poètes extirpés, par l'art contemporain-même (et ses institutions, publiques comme privées), de la marginalité à laquelle leur art les a forcément relégués, et qui risquaient donc de disparaître si l'ami et l'amant n'avaient pas eu si bonne cote.

 

L'appartement mnémotechnique comme forme-exposition

Rondinone transforme une partie du Palais de Tokyo en appartement mnémotechnique où chaque pièce correspond à un trait majeur de la vie, de l'œuvre, et de la personne de John Giorno. Après un hall rempli du sol au plafond de « I love John Giorno », on entre tout entier dans un dispositif-vidéo au noir et blanc somptueux et stroboscopique. Un Giorno découpé en parties, costume et nœud-pap' mais pieds nus, nous dit en boucle « Thanx 4 Nothing » pour son 70e anniversaire, long poème ironique et cru, emblématique de son flow et de sa manière directe en poésie ; et de son intransigeance à dire le réel. Car Giorno est peut-être un bouddhiste mais ce n'est pas un gentil - si tant est que la gentillesse soit une vertu bouddhique. Les murs de l'immense deuxième pièce, qui paraît close, sont également saturés, de bas en haut, de feuilles A4 aux couleurs fluos, photocopies de la totalité des archives de Giorno, de ses photos d'enfance aux derniers flyers de ses performances, archives par ailleurs consultables en fac simile dans des classeurs. Le fluo de bas en haut succédant au noir et blanc d'une salle plongée dans l'obscurité en met plein la vue. La puissance de la poésie est telle qu'elle aveugle, suggère peut-être Rondinone, rendant par dessus le marché hommage à Homère. La pièce suivante est « bouddhiste » avec, entre autres, la reproduction de la cheminée où Giorno brûle les mauvaises choses de l'année écoulée avant d'aborder l'année suivante. On voit aussi des films de Warhol, très beaux, comme des fragments tremblants tirés du premier cinéma, et puis des écrans lumineux suspendus au format d'une feuille de papier A4 surdimensionnée où s'alignent et se colorent peu à peu en rouge, sur fond noir, à la manière d'un karaoké, différents poèmes, et puis les photos de famille touchantes et sans prétention de Françoise Janicot à côté d'une demi-douzaine de portraits ressemblants du poète peints par des potes new-yorkais de Rondinone (Giorno étant bouddhiste, il a pu supporter de très longues séances de pose, nous explique le catalogue). Dans une pièce plus modeste, on peut écouter au casque assis sur de grands poufs les poèmes de Dial-a-Poem. Quelques téléphones en bakélite disposés çà et là dans l'exposition permettent de composer le numéro qui donne accès à un Dial-a-Poem actualisé et sponsorisé par Orange auquel j'ai participé - et c'est d'ailleurs pour ça que je sais que ça marche, sinon on dirait simplement une exposition de vieux téléphones. De temps en temps, des jeunes femmes en rollers distribuent des poèmes de Giorno sur des A4 fluos. 

 

Ainsi, Rondinone est parvenu à faire muter la forme-exposition des années 90 (ces façons de faire cinéma ou de faire rêve en mémoire et en oubli de l'art) en une rétrospective à la manière des portraitistes bourgeois du XIXe siècle. La poésie de Giorno étant le contraire de tout ça, le parcours n'est ni spécialement onirique ni déprimant. Dans ce genre d'exposition - et dans ces expositions comme genre - il ne s'agit pas de repérer s'il y a encore de l'art. Ce n'est pas qu'on soit au-delà ou après (l'art ou sa question), c'est qu'on est de retour en deçà, au sens où l'art est éliminé comme question, au sens où toute question est éliminée. Aux spectateurs (ex-public), le choix est laissé entre l'immersion et la sidération. Quand vous êtes sidéré, c'est que c'est vraiment une bonne expo (« Les clés d'une passion » à la fondation Vuitton, par exemple, entendait produire ce type d'effet). « I love John Giorno » semble hésiter entre la franche attraction et l'expertise de l'archiviste, sachant que l'archive dans une exposition d'art contemporain fonctionne parfois comme une simple attraction - au mieux un test de scénographie (l'a-t-il bien displayée ou pas ?).

 

Le réel stroboscopé

Il n'est pas inutile de rappeler que Giorno a lui-même ardemment voulu que la poésie passe par l'entertainement (et non à l'entertainement), devienne un spectacle, se constitue avec et devant un public. Il a systématiquement (ie. de manière rigoureuse et tenace) réfléchi à de nouvelles formes de diffusion de la poésie - par exemple, les feuilles distribuées en rollers dans le Palais de Tokyo sont la remise en service d'un Street Work collectif de 1969, ou des artistes et poètes amis distribuaient dans la rue des poèmes aux passants. Il est lui-même devenu célèbre à la fin des années 60, moins comme acteur de Warhol que comme promoteur de l'opération Dial-a-Poem (dont la moitié du contenu était de « la poésie politique radicale »), et il explique comment il s'est servi de cette soudaine notoriété pour soutenir ses amis militants emprisonnés. Sans doute est-ce précisément là que se situe l'un des points de bascule de sa vie et de son travail, là qu'il négocie le virage pop et quitte la position "post-critique" dont jouissaient plus ou moins innocemment Warhol et ses superstars. Ce qui a contribué à le sortir de l'impasse pop, il le dit lui-même, ce sont les conversations avec Burroughs et Gysin. Pour Giorno, la politique n'est pas séparable d'un activisme poétique - puisque la poésie n'est pas séparable d'un activisme politique. Ce n'est pas ce point de bascule que Rondinone a choisi de mettre en valeur. Puisque tout y est, il y est - mais stroboscopé.

Cependant, selon Giorno, c'est bien Warhol qui lui a permis de comprendre, alors qu'ils étaient tous deux en train d'assister à une lecture de poètes de l'école de New-York (O'Hara, Ashbery, etc), à quel point ces lectures publiques étaient insupportables d'ennui et comment, sous couvert d'une évocation latérale de l'homosexualité, c'était la réalité dont on prenait congé. S'ensuit tout son système poétique : l'idée de la performance, de l'aplanissement de la diction, de l'emploi du langage ordinaire et du langage trouvé, celle de fabriquer des poèmes-objets, et les slogans des Poem Paintings (Just say/No/To family values etc), et enfin celle d'établir ou de provoquer d'autres relations entre le poète et le public. Le bon catalogue de l'exposition cite à un moment André Bazin, distinguant « les metteurs en scène qui croient en l'image et ceux qui croient en la réalité ». Tout Giorno tient dans l'effort d'aboucher la poésie au réel (« absorber la réalité pour en faire un poème », écrit-il). Et Rondinone ? Comment exposer le Giorno Poetry System quand on s'est placé par définition dans l'image, voire dans l'imagerie ?

Même les derniers Poem Paintings, arc-en-ciel et paillettes, disent encore la douleur d'avoir perdu des amis du SIDA, et la force et l'inventivité et l'expérience militante qu'il a fallu pour transformer la terrible maladie en problème public. 

Il est possible, voire probable, que l'un des enjeux de cette exposition ait été pour Rondinone lui-même de proposer au spectateur une « expérience poétique » - soit la poésie comme expérience. Encore faudrait-il savoir ce qu'il entend par « expérience ». L'expérience comme événement ponctuel (ce qui nous arrive et qu'on oublie assez vite) ou comme appropriation (quelque chose qui nous marque durablement et peut changer notre vie, quelque chose que l'on est capable de transmettre) ? Un poème de Giorno dit exemplairement cette différence et le choix qui en découle :

It's not

what happens

it's how

you handle it

(ce n'est pas/ce qui se produit/c'est comment/on s'en saisit). 

 

 

 

 

 

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