— Paul Otchakovsky-Laurens

Le lecteur absolu

16 janvier 2018, 11h35 par Alice Roland

Depuis l'acceptation d'un premier texte que je lui avais envoyé il y a quelques années, Paul Otchakovsky-Laurens était le destinataire absolu, parce que le lecteur absolu, de chaque mot que j'ai écrit en vue d'en faire des textes construits. C'était le soutien intérieur, permanent et muet, de cette partie de moi-même.

Le lecteur absolu, car il était celui qui avait fait profession de lire, qui n'avait pas failli à cette tâche, qui la manifestait comme étant la plus importante du monde. Nous lisons tous beaucoup, nous qui aimons la littérature. Nous lisons aussi pour produire nos livres, nous qui en écrivons. Mais qui d'autre que lui a fait profession de lire, sans rien produire d'autre que les livres qu'il lisait ? Quelle magnifique affirmation, cette activité constante, cette boucle bouclée toute une vie. Quelle magnifique affirmation narguant la raison économique dans laquelle nous devons vivre. Quelle magnifique façon de vivre, et d'affirmer un amour.

Qui d'autre, maintenant, va vivre dans les textes qui s'écrivent ?

Il reste P.O.L – la maison. Celles et ceux qui ont exercé avec lui cette activité déraisonnable qu'est l'édition, et qui ont affirmé avec lui cet amour des livres.
Il reste les forces transmises par sa lecture, par sa confiance – elles sont grandes et précieuses, ces forces. Mais jusqu'à ce 2 janvier, elles venaient du lien vivant que Paul établissait entre ce qui s'écrivait dans l'isolement (dans le silence) et le monde bruissant des livres et des lecteurs. Il était ce lien vivant, cette promesse pour les textes en train de s'écrire de vivre en bonne compagnie, cette promesse pour qui écrivait de passer du silence de l'écriture à la parole bruissante. Il était celui qui transformait le silence en autre chose que du silence – ou en silence qui parle, peut-être.

Transmission, échange de forces : il parlait à travers nous et nous parlions à travers lui. Société des joyeux ventriloques. Et quand il parlait avec sa propre voix, il le faisait avec tant de justesse – ses paroles avaient la rare qualité de l'écoute.

En réponse à son film Éditeur, et pour croire qu'il est possible de dialoguer par-delà la mort, je rêve de voir le film qui s'appellerait Auteurs et qui ferait entendre et voir ce qu'il était pour les écrivains qui traçaient leurs lignes dans sa direction, toujours dans sa direction – les écrivains que j'ai découverts grâce à lui. Le film où les écrivains, exceptionnellement, s'effaceraient derrière l'éditeur. Et ensuite ? Ensuite je voudrais voir aussi le film qui s'appellerait Livres, tourné par les livres eux-mêmes dans le secret des étagères qu'ils partagent rue Saint-André-des-Arts, où ils se tiennent en rangées de plus en plus nombreuses, bien serrés, si semblables dans leur apparence et si différents dans leur contenu. Que les livres nous parlent un peu de leur premier lecteur, du lecteur absolu. Et ensuite ?
 
Il reste beaucoup de cinéma à rêver, en attendant d'écrire.

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