— Paul Otchakovsky-Laurens

L'aplatissement de la Terre

31 mars 2020, 14h21 par Leslie Kaplan

Tout le monde s’en souvient : ce matin-là au réveil la nouvelle tournait en boucle, quelqu’un était tombé en dehors de la Terre. Pas dans un trou, pas dans une crevasse, pas dans un abîme. Non, en dehors, à l’extérieur, au-delà. Et c’était la preuve matérielle, irréfutable, de ce qu’on observait déjà depuis un certain temps : la Terre n’était plus ronde, elle avait été aplatie, l’aplatissement était déjà bien avancé, et on était obligé de se demander jusqu’où ça irait. 

C’était certainement le résultat d’un processus complexe, quoique prévisible, annoncé par certains, traités bien entendu de pessimistes, de catastrophistes, etc. N’empêche. C’était là.

Il y eut un mouvement de panique, mondial et bien compréhensible, les parents surtout étaient hystériques, se faisaient entendre dans les médias complaisants et sur tous les réseaux sociaux, parlaient à tort et à travers de leurs enfants, des dangers qui les menaçaient, moi le mien il court partout, moi le mien il est casse-cou, tête en l’air...

Les gouvernements sonnèrent l’alarme et décrétèrent qu’ils prenaient toutes les mesures qui s’imposaient.

Mais quelles mesures ? D’abord des mesures simples, évidentes. On se mit d’accord pour faire construire un mur immense autour de la Terre, c’était la protection minimum et nécessaire, avec sur tout le long des hauts parleurs gigantesques pour avertir que c’était la fin, le bout, l’extrémité. Malgré quelques protestations, habituelles, sur le coût, les subventions furent votées, et les constructions entreprises.

L’économie des pays avancés, qui possédaient la technologie, en profita immédiatement, les spécialistes prédirent que le mieux allait se répercuter partout, et on put se réjouir de la situation, « quand le bâtiment va, tout va ». Compétition, concurrence, toutes sortes de murs, murailles, barrières, grillages, concours, inventions diverses, attributions des marchés, grands travaux, ententes internationales, guerres commerciales plus ou moins larvées…

Dans la foulée se posa le problème du travail, de la main d’œuvre, des salaires, vue l’urgence on était obligé de promettre et de signer des salaires élevés, disproportionnés dirent certains, oui mais…

Du coup et sans surprise, développement du travail clandestin, exploitation insensée, avec des situations parfois proches de l’esclavage.

Resurgissait la question du logement, les marchands de sommeil, les hôtels insalubres.

Un cas parmi d’autres fit scandale, un gérant qui logeait (oser ce mot !) 150 personnes dans une chambre de 20 mètres sur 19.

Coaché par son avocat, « J’ai investi dans des lits superposés de première qualité…  Je suis l’arbre qui cache la forêt », etc.

Quelle forêt on ne sut pas.

On relut La question du logement pour décréter qu’on en était au même point, et pire.

La construction du mur mondial allait prendre du temps, en attendant chaque pays mis en place un confinement relatif, pour combien de temps c’était difficile à dire, mais c’était nécessaire pour prévenir les accidents, les chutes dans le vide, voire les suicides.   

Organiser le pessimisme, le mot d’ordre fit fureur.

Mais on perdait de vue les causes, les raisons, les origines de l’aplatissement, on tournait autour du pot.

Il fallait pourtant s’attaquer aux racines du mal, et répondre à la question angoissante, était-ce irréversible, et jusqu’où ça irait.

C’était sans doute trop inquiétant pour qu’on garde le nez dessus.

Parce qu’en fait les causes étaient claires pour tous, personne ne contestait, unanimité. 

La Terre s’était aplatie, progressivement et de façon continue, par la masse énorme, qui grandissait sans cesse, et qu’on n’arrivait absolument pas à éliminer, dont on n’arrivait absolument pas à se défaire, de bêtises, stupidités, imbécillités, idées reçues, clichés, tautologies, discours vides, mots creux, bref, de platitudes, le terme s’imposait, oui, de platitudes qui s’échangeaient à chaque instant et finissaient par avoir un effet. Et comment non ? Les idées sont une force matérielle, c’était prouvé depuis longtemps. 

Ce qui n’était pas évident, mais alors pas du tout, c’était comment en sortir.

Comment s’attaquer à cette masse lourde, compacte, dense, de bêtise ?

Une par une ?

Mais ça prendrait des siècles.

Que faire ?

Le mot d’ordre de Lénine revenait, mais bien insuffisant devant l’ampleur de la catastrophe actuelle.

Bien sûr la bêtise existait depuis longtemps et on se rappelait parfois avec nostalgie des phrases de personnages historiques, hauts placés, qui étaient passés à la postérité.

L’emblématique « Que d’eau, que d’eau », d’un Président de la République, par ailleurs maréchal, planté devant une inondation dévastatrice et de qui la population attendait une parole forte et consolatrice, était même devenu quelques années auparavant, au moment d’une crue particulièrement féroce de la Garonne, un slogan, la bannière de ralliement d’un groupe extrémiste qui en voulait au pouvoir d’Etat et dénonçait l’incurie actuelle, et le groupe « Que d’eau, que d’eau » fit beaucoup parler de lui pendant quelques semaines.

Il y avait eu aussi la stupidité vulgaire de la fameuse Rolex, celle dont l’absence au poignet à 50 ans signifiait soi-disant qu’on avait raté sa vie, qui avait été le point de départ d’un vaste mouvement de contrefaçon un peu spécial parce qu’ouvertement brandi, revendiqué. Ce mouvement fut très difficile à arrêter, malgré tous les contrôles, les erreurs gênantes, Mais si elle est vraie, Regardez ces aiguilles, etc. Il faut dire que les fabricants et vendeurs de fausses Rolex avaient trouvé un slogan approprié, Fausse ? Vraie ? Quelle importance, je l’aime.

Mais là ça dépassait une intervention circonstancielle, de circonstance, limitée, tout le monde le sentait, plus ou moins confusément ou au contraire, très clairement.

Parce que là ce qui se passait était en quelque sorte général, total, cosmique en somme, il s’agissait de la Terre dans son entièreté.

Ce qui était clair pour tous c’est que toutes ces platitudes étaient en rapport avec, voire induites par, l’actuel système qui dominait le monde, qui n’avait pas l’air de s’affaiblir, et qui avait imposé depuis longtemps une façon de penser simpliste, réductrice, binaire en somme, sur le modèle unique : j’achète /j’achète pas, devenu la base des échanges humains.

J’aime/ j’aime pas. Oui/ non. Point final.

Les gens se parlaient de moins en moins.

Se comprenaient mal, voire pas du tout.

Certains mots n’étaient presque plus utilisés, le mot expérience par exemple. Est-ce à dire que les gens ne faisaient plus d’expériences ? Ils voyageaient beaucoup, mais parlaient surtout du bleu, du vert, du blanc, du sec, de l’humide, du chaud, du froid… C’était assez fastidieux, personne n’avait envie d’écouter les voyages des autres, ou alors pour des adresses.   

D’autres mots, au contraire, comme gymnastique étaient à toutes les sauces, physique et mentale, accent sur les muscles et les neurones.

De nombreuses expressions tombaient en désuétude. « C’est un grand enfant »« Je rêve », « Se battre pour survivre »… Ces expressions n’étaient nullement bannies, mais simplement on ne comprenait pas où ça allait, on ne comprenait pas les implications, on ne comprenait tout simplement pas. 

L’éducation ? Un remplissage, un apprentissage de conduites. Fallait-il préférer « une tête bien faite » ou « une tête bien pleine », le débat était tranché depuis longtemps, Accumulez, accumulez !

Aucun intérêt pour les différences. La différence sexuelle, n’en parlons pas. Un homme, une femme, O.K., O.K., mais enfin, pas besoin d’en faire toute une affaire. Blocage.

Aucune voie de la connaissance ne passait par là.

Le sex appeal, disparu. 

D’ailleurs, pour les langues étrangères, les expressions importées, on ne faisait plus d’efforts. Si vous parliez d’un self made man, votre interlocuteur vous regardait avec les yeux écarquillés. Prise de tête, refus.

Les accents étaient honnis. Ce n’est pas qu’on était xénophobes, non, mais tout de même, les petites déviations mènent aux grandes, alors…

On aimait bien les choses, les objets, les tables basses, les fauteuils en cuir, les lampes, les décorations. L’utile pouvait être agréable, mais la passion était mal vue.

On aimait manger. Même si on ne savait plus trop ce que voulait dire mettre  les petits plats dans les grands. 

Plus question d’interpréter, l’interprétation c’était vraiment vieux, démodé, dépassé. Si un tel tombait malade le jour du mariage de sa sœur, c’était qu’il avait toujours été fragile, si une telle ne se rappelait pas d’un rendez-vous amoureux, c’était qu’elle avait trop de choses dans la tête. 

Un nouveau groupe radical émergea, le groupe Complexité. 

Revendication simple, quoique (justement) complexe : De la complexité !

Le groupe rassembla quelques intellectuels, mais leur discours restait abstrait.

De toutes façons la notion de jeu se perdait.

Pourquoi jouer, à quoi ça sert, etc. 

Le jeu semblait lié au détour, à l’écart, à la perte de temps, à quelque chose d’inutile. Alors que c’était tout de même plus intéressant, profitable, etc., d’aller droit au but. L’expression « droit au but » devint même pendant un temps le slogan d’un parti politique. « Droite, gauche, que d’embrouilles, nous c’est plus simple, c’est droit au but ».

Mais les enfants ?

Est-ce qu’ils jouaient, les enfants ?

La question était plutôt : Est- ce qu’ils existaient, les enfants ?

Ils étaient devenus, ou redevenus, des petits hommes.

La notion d’enfant comme catégorie particulière était désormais controversée, certains la qualifiaient de réactionnaire, et l’enfance, une invention de psychologues. L’industrie du jouet était pourtant florissante, mais les jouets et les jeux étaient conçus pour plaire d’abord aux parents.

En même temps les enfants étaient constamment évalués, par rapport à leur développement, leurs connaissances, leurs capacités.

Le fait est que l’évaluation était devenue une pratique générale, qui s’était imposée dans tous les domaines, comme une méthode efficace, scientifique, juste. Résultats chiffrés, imparables. Le choix des critères suscitait parfois des discussions, des débats, mais on se mettait bien vite d’accord.

On évaluait le pain, le beurre, tous les aliments, la pureté de l’air, la fatigue de l’eau, l’endurance, le goût, la souplesse, physique et mentale…

On évaluait, on évaluait…

Chaque profession avait ses grilles, ses cases, et les hommes politiques étaient eux aussi évalués au moment des élections. On était en démocratie, tout de même, et qui plus est, autoritaire.

L’Art progressait, du moins les valeurs en bourse de tous les objets d’art sans exception.

La technologie prospérait. Elle avait toujours prospéré, elle continuait. Infinité de gadgets, de produits dérivés, de machines diverses. Ça aidait à faire passer la pilule de l’ennui.

Parce que l’ennui était magistral, mais alors, magistral.

On le comprenait mal, on le constatait, c’est tout. Certains parlaient de « mal du siècle » (mais on en était seulement au début, de ce siècle), d’autres de « crise de civilisation » (mais « crise de civilisation », c’était vague, confus, intellectuel).

D’autres encore, moins romantiques, essayaient d’analyser en quoi consistait cet ennui général. Manque d’élan, d’impulsion, de désir, sentiment que tout se vaut et présente peu d’intérêt… On parla même pendant un temps du « manque du manque », la formule venait d’un psychanalyste et connut un certain succès.

L’ennui devint un motif majeur en peinture, y compris pour les toiles abstraites (Ennui en bleu et jaune, d’un artiste peu connu, fut vendu à un prix jugé ridicule voire obscène par certains), et il y eut des romans, des films, des pièces de théâtre sur le sujet. La publicité, toujours à la pointe, utilisa le thème de façon subliminale, et la plupart des clips vantèrent un fromage, des chaussures ou une résidence secondaire d’un ton neutre, languide, traînant, en tous cas absolument pas intéressé.

Un roman plusieurs fois primé, La lassitude de la valse, eut pour cadre un grand château où un milliardaire célébrait son mariage et où les invités tournaient en rond dans les salons, les couloirs et les chambres en baillant. Les domestiques, les cuisiniers, les fournisseurs, les gens du village baillaient aussi en travaillant, et la plupart des médias trouvèrent particulièrement audacieux, voire révolutionnaire, que le peuple soit ainsi représenté de la même façon que les puissants. D’autres jugèrent le roman naturaliste et critiquèrent son manque d’idéal. 

Au théâtre la mise en scène d’une pièce d’un auteur à succès, Ennui mon beau souci, attira un public de plus en plus nombreux, qui connaissait les répliques par cœur et les anticipait en hurlant. On put s’interroger si c’était encore du théâtre, mais cette question revient toujours quand quelque chose d’inédit se produit, et on devait reconnaître que l’auteur avait imaginé des dialogues tout à fait pertinents.

_Je t’aime./ _Tu m’ennuies./_Je t’ennuie ?/_Mais je t’aime. 

Des sociologues soulignèrent que tout ça n’était pas à proprement parler nouveau, mais ajoutaient que l’ennui était auparavant réservé aux élites, les classes populaires étaient trop occupées à trimer pour s’ennuyer. Les contempteurs habituels de la démocratie trouvaient leur compte dans cette analyse (« voyez le beau résultat de votre système, tout le monde a droit à l’ennui »), mais la mauvaise foi était patente.

La lutte de classe était bien entendu tombée en désuétude. Déjà le mot « classe », clairement connoté, était rejeté depuis longtemps. Déplaisant, désagréable. Il sonnait mal. Un groupe de musiciens dans le vent, les Talons rouges, avait produit une chanson devenue instantanément un tube mondial, Classe Classe Classe et Reclasse/ On ne veut pas être classé/ Ni toujours compartimenté/ Ni mis dans une boîte, C’est terminé/ Rien de ça, Rien de tout ça/ Vive la liberté.

« Conflit » était synonyme d’ « agitation ».

On valorisait l’entreprise, l’énergie, la persévérance, la continuité, l’accord.

Mais est-ce qu’il y avait des désaccords ?

Des luttes ? Des revendications ? Des problèmes ? Des questions ?

Des gens se fâchaient, c’est vrai. Eprouvaient du désagrément. Trouvaient ceci ou cela pénible. Ceci ? Un produit indisponible. Cela ? Une malfaçon. En fait la hargne et l’agressivité étaient dirigées d’abord contre les choses. Après, bien sûr, on remontait à la production et au producteur, mais c’était rare et dans un deuxième temps.

Les thèmes politiques étaient nombreux, variés, allant de la pénurie des transports publics, des hôpitaux, des écoles, à l’écart des fortunes, l’injustice de l’impôt…Mais ils étaient, ces thèmes, usés jusqu’à la corde, voilà. Cela ne voulait pas dire que la réalité n’était pas celle-là. Mais on avait l’impression que ces constats étaient redondants, qu’on faisait du surplace.  

De nouvelles théories fleurirent. En Histoire, théorie du fruit mûr. Il finit toujours par tomber.

La Révolution française illustrait cette théorie. On l’aimait pour ça. Il fallait qu’elle ait lieu, elle avait eu lieu, et maintenant, c’était fait, très bien, merci.

En Psychologie, théorie de l’emboîtement sexuel (Vous ne comprenez pas ? C’est pourtant clair). On expliquait le mal-être par les tensions inévitables entre l’intérêt bien compris et la passion irrationnelle.

Il y eut une vague de paralysies qui frappèrent le pays, les femmes surtout. On catalogua les paralysies (paralysie du bras, de la jambe, du cou …), et on appliqua, sur la suggestion d’un professeur émérite, des systèmes de redressement, des corsets.

Des femmes malades se révoltèrent, exigèrent « Du soin, de l’écoute, du rêve ». Ce mot d’ordre eut un grand succès, même si un médecin biologiste célèbre, connu pour ses comportements sexistes à l’hôpital, les traita partout d’hystériques, dans la presse et sur les ondes, et expliqua avec vaillance et arrogance que le rêve était une inflammation de la cervelle.

Mais l’époque n’était pas à la polémique. Quelques intellectuels éminents protestèrent, avancèrent qu’on était en pleine régression générale, des articles furent publiés, un appel collectif, peut-être maladroit - il était intitulé « La vérité divise » - fut lancé, mais personne ne s’intéressa vraiment, il tomba à plat.

Comment ça se termina ? Eh bien, ça ne se termina pas. On y est encore.

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