— Paul Otchakovsky-Laurens

L'écrivain malgré lui

27 avril 2020, 11h35 par Nathalie Azoulai

1.

Dans son Discours aux chirurgiens daté du 17 octobre 1938, Paul Valéry est invité à s’exprimer dans l’Amphithéâtre de la Faculté de Médecine de Paris lors de la séance inaugurale du congrès de Chirurgie qu’il préside. Il commence par évoquer son honneur mais aussi son embarras devant des hommes aussi admirables, responsables et sanctionnés par les faits quand ses préoccupations à lui ne le spécialisent que « dans la poursuite de quelques ombres ». Tout est ensuite à l’avenant : aveu d’incompétence, d’humilité, jusqu’à l’excusatio propter infirmitatem, on n’est pas loin de la honte et de l’aphasie, ce qui, avec Valéry, est quand même très exceptionnel. « Ma reconnaissance, mon incompétence, mon admiration ayant dit leur mot, me voici devant le silence de votre assemblée, hésitant sur le seuil de mon propre silence. » Certes il hésite mais il poursuit.
A la date de ce discours, Hitler est au pouvoir depuis cinq ans, l’Anschluss a déjà eu lieu ainsi que les accords de Munich, mais Valéry n’en fait pas du tout état. Sans doute n’est-ce pas le lieu. Imaginons une telle situation aujourd’hui : en pleine pandémie, un grand écrivain, homme ou femme, viendrait s’exprimer devant un parterre de grands médecins. A qui demanderait-on une prestation pareille? Qui l’accepterait ? Mais surtout pour leur dire quoi? Que, bien sûr, en cas de crise sanitaire, ce sont eux les héros de la nation, ceux sur lesquels on compte et dont on attend savoir et action décisifs. Qu’à côté de leur engagement, nul autre ne revêt vraiment de sens, à commencer par la littérature qui n’est d’aucun secours immédiat et d’aucune efficacité de terrain. Qu’on ait des lettres ou pas n’intéresse pas la population quand celle-ci est soumise aux plus grands dangers. Chanter les louanges des médecins reviendrait donc à dresser un réquisitoire contre sa propre raison d’être d’écrivain, ainsi qu’il en va dans le texte de Valéry qui s’en acquitte d’autant mieux qu’on sent l’antiphrase affleurer et pousser de partout mais passons. Les écrivains sont souvent familiers des comparaisons qui leur sont défavorables, ce qui ne les empêche pas d’écrire. Ils sont les premiers à rabaisser leurs existences sans utilité sociale évidente, à évoquer leurs doutes concernant leur talent, leur avenir, l’intérêt décroissant que le monde porte à la littérature - à la fiction oui et encore, mais à la littérature ? Sans compter les deux fléaux qu’ils voient venir, l’obsolescence que la pandémie fera subir à tous les livres conçus avant et sans elle, et le conformisme dont seront frappés tous ceux qu’elle aura inspirés.
Comment notre grand écrivain se sortira-t-il d’une telle ornière ? Sera-t-il capable du même aplomb que Valéry qui va même jusqu’à inverser les rôles ? « Un artiste est en vous à l’état nécessaire », déclare-t-il aux chirurgiens.

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