— Paul Otchakovsky-Laurens

Ecriture et folie

03 octobre 2010, 20h31 par Leslie Kaplan

Texte écrit pour soutenir l’action du Collectif des 39 Contre La Nuit Sécuritaire, et dit à Villejuif le 25 septembre 2010

Je me sens en tant qu’écrivain plus que concernée : impliquée, par l’appel des 39 contre la nuit sécuritaire et les mesures que le gouvernement actuel veut imposer dans le domaine de la santé mentale, pourquoi ?
D’abord il me semble que la « folie » est une question centrale pour tous ceux qui assument, qui tentent d’assumer, une position de création, et en particulier les écrivains. Pas la folie comme maladie, mais comme une limite, comme un possible, comme une aventure de l’esprit. Créer c’est reconnaître, tenter de légitimer un possible, une fiction. Et ça a donc à voir avec un déplacement, un changement de point de vue, une transgression. Kafka l’a dit avec une phrase que j’ai souvent citée et commentée, « écrire c’est sauter en dehors de la rangée des assassins », c’est ne pas reconduire le monde tel qu’il est, le mauvais monde de tous les jours et de toutes les humiliations et offenses, ne pas ressasser, mais sauter dehors, se déplacer, faire autre chose, explorer, inventer. Cette aventure, elle peut prendre une forme héroïque, flamboyante et clairement insensée, comme celle du capitaine Achab qui passe sa vie sur toutes les mers du monde à la poursuite de la grande baleine blanche, Moby Dick, mais elle peut aussi, c’est le même auteur qui nous le fait remarquer, être toute petite, se passer entre quatre murs, dans des rues étroites, à Wall Street par exemple, et être non moins héroïque, consister seulement à dire, comme le copiste Bartleby, Je préfère ne pas, c’est-à-dire : je préfère ne pas copier, copier ou recopier la réalité, je préfère autre chose. Il est considéré comme non moins fou et il sera enfermé.
Les écrivains savent bien que la folie est une dimension de l’esprit humain, de n’importe quel être humain, et c’est pourquoi ce qu’ils inventent, dans leur langue, dans leurs personnages, dans leurs récits, peut toucher tout le monde : tout le monde peut être madame Bovary, il n’y a pas que Flaubert – je vous rappelle que Madame Bovary a eu un procès, et que Flaubert a défendu le livre en disant, Madame Bovary, c’est moi –, tout le monde peut sortir dans la ville et aller tuer la vieille usurière, il n’y a pas que Raskolnikov, c’est dans Crime et châtiment et c’est ici et maintenant, et tout le monde peut glisser, dégringoler et se retourner dans la langue, « ô saisons, ô châteaux, quelle âme est sans défaut ». Rimbaud.
Un écrivain il me semble voit dans la folie d’abord une question et dans celui qu’on appelle « fou » un être habité par cette question. Alors comment un écrivain pourrait ne pas se sentir impliqué par des mesures qui visent à présenter les « fous » d’abord comme des être dangereux, la folie d’abord comme une maladie, la transgression comme synonyme de provocation, de délit, de crime ?
Il ne s’agit pas de romantisme, d’idéalisation de la folie, mais de tenir compte de la complexité du monde, et le monde humain, avec le langage, inclut le possible.
Ensuite. Alerte, alerte, alerte. Ces mesures proposées par le gouvernement actuel révèlent une tendance profonde qui s’aggrave tous les jours : promouvoir avant tout et toujours la simplification, instaurer une civilisation simplifiée, dans laquelle je refuse de me reconnaître et que j’appelle « une civilisation du cliché ». La quantité de clichés sur la folie est évidemment à la mesure de la question : immense. Pensée vide, bêtise triomphante, seuls comptent la norme, la convention, le code, l’idée reçue. Mais la bêtise n’est jamais neutre, elle est toujours méchante, elle s’accompagne de la volonté de fabriquer des boîtes pour mettre les gens, elle va avec la généralisation, le discours général, avec « la catégorie, la case et le cas ». C’est la tendance de la société industrielle, soi-disant de masse, en fait d’exploitation et d’aliénation des masses, la société de consommation où tout n’est que produit. Les mots aussi deviennent des produits, très dévalorisés, la promesse contenue dans le langage se rétrécit, la chance pour la surprise, l’étonnement, la rencontre, et d’abord dans le langage, se perd, le sens se perd, la joie du détail se perd.
Le Pen, avait déjà moqué le détail des 6 millions de Juifs dans la Seconde guerre mondiale. Désormais: les Roms et les gens du voyage : une catégorie, un détail. Les fous : une catégorie, un détail.
Jusqu’où ?


 

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