— Paul Otchakovsky-Laurens

Le Style

04 mai 2011, 22h15 par Charles Pennequin

j'ai abandonné le style ce matin même, je me suis dit ça, ça faisait longtemps que ça germait, mais là j'étais dans cette petite chambre sans rien faire, juste attendre, à côté de la fenêtre, attendre qu'elle arrive et elle arrivera pas, c'est sûr, du coup je me suis mis à penser, ce n'est pas de bon augure de penser, il faudrait tout le temps se recroqueviller, faire le dos rond face à la pensée, essayer d'esquiver au plus vite ce penchant naturel qu'on a à réfléchir aux moments les plus creux, alors que les moments les plus creux sont les meilleurs moments où justement il faut surtout pas penser, ou penser à autre chose, penser à autre chose m'éviterait tout ce bavardage inutile avec moi-même sur la question de qu'est-ce que je peux faire de mes dix doigts avant qu'elle n'arrive, du coup j'ai pensé à me masturber pour ne plus penser à elle justement, mais durant l'opération cette idée du style me reprenait, je me surprenais à penser à ça, car peut-être cette fille est liée au style, va savoir, moi pas mais elle oui, si on estime que le style c'est faire des calculs, c'est être forcément en train de se demander quelle entourloupe on va produire, si c'est ça le style c'est une styliste, car pour le moment je vois bien que la seule chose que je sais, c'est qu'elle va faire semblant de venir, elle viendra mais sans son sac, sans ses affaires, comme ça elle repartira dès qu'elle en aura envie, le style c'est justement tout le contraire de l'envie, du désir, le style c'est tout le contraire du don anonyme, c'est la puissance le style, ça se veut pas généreux, c'est pas fait pour la générosité gratuite le style non, c'est tout l'opposé, le style est opposé à l'amour de toute manière, le style c'est la revanche de l'arithmétique sur l'aléatoire, tout est produit chez elle pour éviter d'avoir recours à l'empirisme, même lorsqu'elle me dit, après différends coups de fils qu'elle n'a pas le réseau, c'est au cas où je poserais une question délicate, du style : tu vas prendre ton sac ? j'ai jamais eu la réponse car je me doute que si elle prend son sac elle se sentira coincée avec moi ici, dans cette chambre, et que sans doute elle devra y passer la nuit, d'ailleurs j'ai dit sac mais ce n'est pas qu'un sac, c'est tout son fatras qu'elle doit ramener, son déménagement comme elle dit, elle sait que si elle vient, comme elle me l'avait dit, avec tout ça le soir elle sera forcément obligée de rester avec moi et donc elle se verra peut-être contrainte à s'ennuyer ferme avec moi, on sera deux à ne pas savoir quoi faire dans cette chambre, à moins d'en sortir pour aller boire jusqu'à n'en plus finir et se retrouver à s'insulter copieusement devant tous les autres, car hier déjà, avant qu'elle ne parte on commençait déjà à s'insulter, déjà hier devant cette fille qu'elle trouvait par la suite affreuse, je me suis retrouvé ridiculisé par ces deux femmes pour une affaire qui remonte à au moins cinq ans, une petite affaire de tromperie qui n'a rien à voir avec le style cette fois, une affaire que je n'avais pas calculée, car j'étais simplement amoureux de deux femmes, celle au style et une autre, dans mon style, c'est-à-dire une sans équivoque, et l'autre qui me ressert ça, avant de partir pour aller dormir sur son sac


On n'est pas des écrivains


on est des ratatinés, on a à voir avec le ratatinement, on s'écrase au plus profond, on n'est pas profond, on n'a rien à voir avec ce qui fait l'écrivain, on est dans l'écrit, l'écrit c'est-à-dire on s'oublie, on est porté comme disparu dans le langage, c'est la notion de parler qui fait défaut, c'est la notion d'avoir des relations, c'est la notion d'être, c'est la notion d'en vouloir et d'être, alors qu'on nous a posé là et qu'on n'en bouge pas, c'est tout dedans que ça remue, c'est quelque chose en dedans qui fait son remue ménage, c'est même pas nous, nous on sait pas qui on est, on serait des nôtres, mais on n'est déjà pas là avec le personnage qui est moi. On n'a rien à voir avec un moi qui écrirait. Ni un nous. L'époque est au nous. Mais l'époque n'est pas un nous scientifique, ni un nous microbien. C'est le nous-nous noué à l'humain. C'est dégueulasse. L'époque dégueule du nous à travers nous. Nous ne sommes pas du même bois que ce nous. Nous sommes toujours avec le métal. Nous sommes toujours d'accord avec les microbes et l'électricité. Nous sommes profondément envieux du nucléaire. Quoi qu'il arrive. Les philosophes ne gagneront pas la guerre ouverte au langage sans nous. Le nous tout nous-nous et noueux qui broute pour sa chapelle. Des grosses vaches. Des gros culs d'égo portés. Des portés de pelotons d'égo noués, voilà ce qu'ils sont tous les humains qui parlent trop. Ils s'aiment en parole. C'est la parole qui fait l'amour. L'amour n'existe pas sinon. C'est toute l'articulation, c'est la modulation de fréquence, c'est le bon ton et la bonne gueule à bégayer des je t'aime qui font que ça s'amourache dans l'herbe à vache. Mais les vaches s'aiment autrement. On aime autrement quand on est veau, vache ou cochon. On n'a pas besoin de savoir quoi dire à sa fiancée. On la roule dans la bouse. On lui patine mollement le museau. On s'en fout des mots. Tous les mots des seigneurs des mots. Tous les potages imbuvables à la science à parler. On ne veut plus parler. On veut braire.


Nous ne sommes pas de nous-mêmes, nous portons la purée à la plus haute température. C'est tout. Ça bout. C'est causé dans une autre langue. C'est pour que la grimace soit à portée de tous. Mais personne veut grimacer, tout le monde s'abreuve à la bêtise ambiante. Et l'ambiance n'est pas à la parole de tout-un-chacun, c'est-à-dire à la fête, l'ambiance est au parler des plus sinistres suiveurs qui suivent les ambiances morbides du discours télé réalisé. Pouf. Moi je t'aimerai toute la vie s'il le faut. D'ailleurs je t'aime pour la vie entière. Je ne t'aime pas que pour ton derrière. Je t'aime parce qu'il y a ce petit truc de déraillé en toi. Une mise en bière de l'humain. Je t'aime car on a mis sous cloche toute velléité de s'en sortir les pieds devant. Nous voulons mourir autrement. C'est-à-dire que nous voulons qu'on nous mette en terre sans aucune boîte. Juste dans un peu de terre. Qu'on soit aspiré et qu'on devienne un bon humus à jardiner. Qu'on devienne vite du pétrole. Voilà pourquoi je t'aime. Pour pétroler en douce avec toi seule.


Le corps est assis, le corps est debout, le corps s'allonge. Que montre-t-il ? Le corps est opposé au langage. Le corps dit bien des choses. L'opposition est radicale. Les gens font tous la même grimace. Les gens s'assoient en rond. Les gens sont debout. Ils sont accoudés. Ils sont tous les mêmes. Des grimaces. Les visages traduisent la peur. Les visages traduisent aussi le bonheur. Rien n'est heureux en ce bas monde. Le lecteur se souvient bien des humains. Le lecteur s'allonge. Le lecteur ne veut plus lire. Le lecteur parle aux gens même quand il ne dit rien. Il imite la vie. La vie est belle. Il veut rentrer dans la vie par le corps. Le corps fait obstacle au langage. Le corps dit oui. Les gens sourient. Les gens sont dans la même pièce. Ça va durer le temps que ça durera. Il n'y aura pas d'autre moment à vivre. Le corps se fatigue. Nous rentrons dans la vie. Nous voulons enrouler le monde. Nous voulons faire comme si c'était joyeux. Les gens font comme un tas. Le lecteur propose une autre version de lui-même. Il n'est plus celui qui lit. Il est celui qui survit au discours. Le corps est trop présent. Il se montre. Il se replie. Il se dresse. Il est la vie rentrée. Le lecteur est assis comme tout le monde. Tout le monde veut s'asseoir. Une fois assis le corps est debout. Une fois debout je vois le monde assis. Une fois là et une fois ici. Il n'y a rien qui est vivant. Le vivant est une chose abstraite. Le corps dit plus rien. Il est contre le discours. Le discours est bon pour les fossoyeurs. Les gens ont soif d'être assassinés ou foutus par terre. Je tremble tellement je suis à profusion. Les gens sont des acteurs sans le savoir. Les acteurs sans le savoir font aussi des discours. Le lecteur veut plier sa vie dans la parole. Impossible pour lui de donner des définitions abruptes. Impossible pour les gens de rester assis sans étendre les jambes. Les enfants mettent les mains derrière le dos. Nous ne savons pas où nous allons. Nous ne savons pas ce que nous disons. Chaque phrase est à son propre dénouement.
 

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