— Paul Otchakovsky-Laurens

Contradiction

23 janvier 2012, 11h12 par Sébastien Brebel

- Je ne sais pas qui tu es

Et d’ailleurs je n’aurais pas la sotte prétention de chercher à te connaître, je suis irrésistiblement attiré par toi et cela suffit à me rendre heureux, à l’instant où je t’ai vue pendue aux bras d’un autre je me suis senti veuf et stupide et j’ai cessé de m’estimer, tu es imprévisible et splendide, tu ne doutes jamais de toi et le plus souvent je reste coi devant tes décisions, tes pensées les plus simples m’échappent et le sens de tes paroles me fuit comme la peste, tu t’exprimes pourtant avec facilité et lorsque je t’écoute ta voix semble jeter des lueurs soufrées sur mes mains, tes agissements sont obscurs et ta nudité m’effraie, tes manières sont médiévales et ton visage est une énigme que je ne me lasse pas de scruter, j’ai parfois honte de te regarder tellement je te désire et lorsque tu me repousses j’éprouve un sentiment de paix sacrée, j’ai renoncé à employer mon intelligence et je ne suis plus capable de penser par moi-même, souvent tu me demandes de répéter un mot sous prétexte que je le prononce mal, depuis que je te connais mon élocution s’est ralentie, les phrases que je t’adresse se cassent au milieu comme si je doutais de pouvoir me faire comprendre de toi, j’admire ton aisance et le ton cassant que tu adoptes chaque fois que tu parles de mes parents, j’aimerais t’impressionner mais je tremble devant toi, je t’aime d’un amour infini et bête et je me sens coupable de poser mes mains sur ton corps, je crains pour ta vie et je veille à ce que tu puisses te sentir reposée, je sais que je ne peux pas te satisfaire mais ta seule présence me donne le sentiment d’exister, je surveille ton alimentation et j’interprète le moindre de tes gestes, je voudrais que tu restes mince et sévère jusqu’à la fin de tes jours, tes silences me tuent, ton sourire me traverse comme une barre de fer qui fouille mes entrailles, tu te montres souvent injuste et brutale, y compris avec nos enfants qui ont cessé de t’intéresser du jour où ils ont appris à dire maman, je voudrais chasser les pensées sombres de ton esprit mais je m’exprime si mal que je préfère rester muet, mes tentatives pour attirer ton attention sont pathétiques, chaque fois que je prends une initiative je m’efforce d’anticiper les reproches que tu pourrais me faire, je m’accuse intérieurement de mon manque de tact et je me donne des gifles dès que tu as le dos tourné, je me ruine pour acheter des vêtements qui pourraient me mettre en valeur, je redoute que tu meures du cancer et chaque fois que tu es en retard je pense que tu as mis fin à tes jours dans le seul but de me faire souffrir, ton corps est souple et t’obéit comme une machine bien huilée, ton rire est dur et tes mains sont toujours froides, tu n’es jamais essoufflée bien que tu fumes plus de vingt cigarettes par jour, chaque matin ma première pensée va vers toi, je me demande par quel miracle tu es toujours à mes côtés et mes frustrations ne comptent pour rien à côté des joies infinies que me procure la contemplation de ton corps que tu prends soin le plus souvent de dissimuler à ma vue et à mes caresses, ma seule crainte est de te perdre, je ne supporte pas d’être dans une autre pièce que toi, lorsque tu t’isoles les battements de mon cœur se dérèglent, tu ressembles à un paysage qui n’existe pas, ma seule activité en ce monde consiste à t’aimer sans attendre de reconnaissance en retour, je remercie chaque jour le hasard qui t’a fait naître, je ne suis jamais serein en ta présence, et pour être parfaitement honnête, il m’arrive parfois de penser que je ne t’ai jamais rencontrée.

Mais sache aussi que je vois clair dans ton petit jeu et que je lis dans tes pensées comme dans un livre dont les pages se détachent, j’assiste à la naissance de tes émotions comme le ferait un neurochirurgien déchiffrant sur l’écran phosphorescent de ses machines la progression d’une tumeur maligne dans ton cerveau, ton corps n’a pas de secret pour moi, je connais chaque millimètre carré de ta personne que je me plais à recouvrir régulièrement de ma salive et de mon sperme, tu es passive et je règne en maître sur ta vie, lorsque j’ai envie de toi tu te laisses déshabiller comme une enfant docile, tes membres ressemblent aux pièces détachées d’une poupée grandeur nature que je palpe et soupèse en souriant, je ne cesse de te harceler de questions jusque dans ton sommeil, je me moque de tes états d’âme et j’insulte au téléphone ta mère qui est mourante, je suis le grand inquisiteur surgissant dans les replis de ton âme et susurrant des mots vulgaires à ton oreille, je suis l’architecte des villes peuplées de vices que tu visites en rêve, tu bois mes paroles comme un calice amer, tu as beau faire tu es transparente, je vois à travers ta peau fine comme du papier à cigarette, je suis l’exactitude même, ma science et mon pouvoir sont sans limite, je suis le foyer de tes décisions et la centrale de tes efforts, je devine tes complexes et tes maux de dents, je vis tes fantasmes à la minute où ils se forment et je suis capable de reconnaître à ton odeur si tu es joyeuse ou angoissée, je suis jalousement le cheminement de ton sang apeuré dans tes veines et j’active à volonté la pompe de ton cœur, je te déduis de tous tes gestes et de toutes tes attitudes, je sais te faire jouir en moins d’une minute et je t’oblige à prendre des poses obscènes pour te photographier, j’ai le don de faire naître en toi les pensées morbides qui t’empêcheront de trouver le sommeil, j’aime te couper les cheveux et te manipuler sans ménagement, lorsque tu vas aux toilettes je te force à garder la porte ouverte, dès le premier regard j’ai su que tu étais faite pour moi, chaque fois que je suis dans la même pièce que toi mon désir m’aveugle et me saisit au ventre comme au premier jour, je ne me lasse pas de te faire l’amour bien que tu sois peu inventive en la matière, tu es désespérément prévisible et tes efforts pour me surprendre me désolent toujours autant après un demi siècle de vie commune, ta solitude m’exaspère et ta fragilité ne m’émeut pas, lorsque tu pleures j’ai envie de te frapper, tu n’es rien pour moi, tes actes ne laissent aucune trace dans ma mémoire et je me ris de tes ruses pour m’amadouer, je suis d’une violence parfaite avec toi, chaque dimanche tu endures ma haine et mon ennui dans un appartement qui me paraît trop petit et trop humide, je peste contre les plats trop salés que tu me prépares avec amour et te récite à table la liste de mes maîtresses, tu n’opposes aucun frein à mes caprices et tu crois m’aimer sincèrement, tu parles peu en ma présence de peur que je te juge et la tournure exagérément compliquée de tes phrases me donne mal à la tête, la platitude de tes pensées me navre, je te reproche souvent le mauvais goût de tes robes et je te force à porter des jupes si courtes qu’elles attirent sur toi le regard malveillant des passants, un jour je te quitterai et je ne m’en rendrai même pas compte, les hommes que tu fréquenteras de loin en loin ne feront pas davantage partie de ta vie que des peaux mortes, je connais les enfants que nous n’aurons jamais ensemble sans éprouver une once de compassion lorsque j’apprendrai leur mort accidentelle sur une route départementale des Deux-Sèvres, je t’imagine à soixante et un ans tirée à quatre épingles et toujours aussi naïvement attachée au passé et du fond de ma tombe je te crache à la gueule, je croise ton regard chaque jour dans le même train, tu ne m’impressionnes pas et certains matins tu parais si vulnérable que je doute de ton existence.
 

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