— Paul Otchakovsky-Laurens

Chambre zéro

14 octobre 2012, 15h26 par Sébastien Brebel

 

J’écris ces phrases sur un carnet étrange, avec le pressentiment qu’elles n’en sortiront pas indemnes. Posé sur la petite table de marbre beige, placé en évidence comme pour attirer le regard du visiteur, je l’ai remarqué tout de suite en entrant dans le salon. Je ne suis pas rapide et mes obsessions ne me disposent pas à l’action. Aussi j’ai mis plusieurs jours avant de l’ouvrir, de peur de commettre une indiscrétion, d’y découvrir quelque surprise déplaisante, un aveu (de quoi me faire rougir). C’est un carnet étrange, il faut reconnaître, bien qu’il ne se distingue ni par la taille ni par la forme des autres carnets. Il ne me sera pas difficile de le décrire. Recouvert d’une épaisseur de feutre gris qui en épouse soigneusement les contours, il offre à la vue la consistance compacte et mate d’un petit coffre-fort. Un coffre-fort qui résisterait à toutes les tentatives d’intrusion. C’est difficile à imaginer, mais quelqu’un a fabriqué cette couverture de feutre pour le carnet, s’est appliqué pour le recouvrir soigneusement à la manière d’un pansement, faisant preuve d’une remarquable habileté et d’un soin très grand dans la confection artisanale du carnet.
Depuis combien de temps suis-je ici ? Le temps s’écoule par saccades irrégulières ; de lenteurs insensées en accélérations vaines, les journées passent comme si je les rêvais. Dans chaque pièce, un réveil indique une heure différente, comme à dessein de troubler l’écoulement normal du temps ou de couvrir plusieurs fuseaux horaires à la fois. Les aiguilles phosphorescentes me fixent dans la nuit avec toute la méchanceté ironique et verdâtre de leurs heures et de leurs minutes, ces méchantes aiguilles vertes qui ressemblent aux deux jambes d’un compas mesurant des écarts ou des conjonctions secrètes. Je me remplis un verre d’eau au robinet, je me gratte la hanche. Je contemple les traces d’une substance chimique ou ménagère déposée sur les parois d’une soucoupe blanche. Ma vie est comme ralentie et mes cogitations ne me mènent nulle part. Les journées dans l’appartement se répètent, monotones, vides, des journées lissées par l’habitude et l’ennui qui obéissent au même schéma à quelques détails près. Je veille à me laver chaque matin, à m’habiller avec soin, à me rafraîchir la bouche et à me frotter énergiquement les dents avec mon index, et je m’acquitte avec une application méticuleuse et irraisonnée des taches d’entretien domestique, dans l’idée qu’on ne désapprouvera pas de retrouver l’appartement dans un état convenable le jour où je devrai quitter les lieux. Incontestablement, ma situation présente certains avantages. On ne me demande aucun compte de ma présence ici et personne ne songe heureusement à me rendre visite. La solitude ne m’affecte pas, je ne pense jamais que des choses plus intéressantes m’attendent ailleurs. Dans l’appartement trop grand pour moi, je cultive l’anxiété comme d’autres cultivent les bonzaïs ou les plantes carnivores.
Je me déplace à pas lents et feutrés sur les lames du parquet en direction de la fenêtre. Ce faisant, je ne peux faire abstraction de mon environnement. Les bibelots accumulés sur les consoles, du genre vieillot et d’un goût douteux, forment des arrangements pervers qui me cernent. Une fine couche de poussière recouvre les meubles, mais je ne suis parvenu à détecter aucune trace de vie (ne serait-ce qu’un cheveu ou une rognure d’ongle). Dans une petite armoire grillagée sont exposés des objets de rebut : piles et condensateurs, pièces et plaques de métal, morceau de saucisse séchée, un almanach des marées, des seringues, des fioles, un petit drapeau Suisse planté sur un socle de liège. Je m’abstiens de chercher un sens à tout cela et j’érige mon ignorance en méthode. Je n’ai trouvé dans les tiroirs et dans les armoires ni album photo ni aucun document imprimé qui permettrait d’attester le passage, ou éventuellement d’établir le portrait, même approximatif, des précédents occupants. Immobile derrière la fenêtre (légèrement en retrait pour ne pas être vu), j’aperçois dans la rue en contrebas des découpes de crâne et des parapluies qui me donnent une vague idée de la vie à l’extérieur. En face, rien ne bouge. La tête vide, je fixe la façade vieillie, salie par la pollution et le ruissellement des pluies, d’un immeuble haussmannien. C’est une façade sans événement, sans promesse de divulgation. De temps à autre, une silhouette traverse une pièce, mais la myopie m’empêche d’en discerner les traits et de deviner le sens de ses gestes.
L’immeuble est silencieux. Certains jours, le mécanisme de l’ascenseur est déclenché, mais cela se produit si rarement que je finis par douter de mes sensations. Je me sens déficient, apathique, et ma vulnérabilité me captive. Suis-je celui que je pense être ? Pour pimenter la situation, je songe que j’occupe l’unique appartement doté d’une porte et que partout ailleurs, sur le palier et aux étages, les appartements sont vides et désaffectés, délabrés ou jonchés de plâtras éboulés et de toutes sortes de déchets, de sédiments, d’épaves. Mon quotidien offre peu de perspectives de réjouissance. Ma libido est proche de zéro et je me souviens sans nostalgie des positions que mon corps adopte dans l’amour. Je mène une existence effacée, médiocre à bien des points de vue, et j’éprouve en même temps le besoin de me dire que tout cela est justifié. De subites baisses de température se font ressentir, aussi imprévisibles qu’inexplicables, et les pannes d’électricité ne sont pas rares, mais je ne fais généralement pas grand cas de ces désagréments. En somme, je ne suis pas mécontent de ma situation. Je me surprends même certains jours à me sentir d’humeur légère et à fredonner un air d’opérette. Je suppose que tôt ou tard, il me faudra partir, pour une raison qu’il ne m’est pas donné de connaître, mais alors il sera bien assez temps de me poser certaines questions. En attendant, et pour ne pas sombrer dans l’oisiveté, je passe en revue le souvenir des lieux dans lesquels j’ai vécu. Dans ma mémoire je ne peine pas à identifier et isoler instantanément tous les détails de telle ou telle pièce, au point de goûter la sensation presque physique de m’y trouver. Il y a ces cuisines dans lesquelles j’ai mangé, ces chambres dans lesquelles j’ai dormi (seul ou à deux), ces papiers peints que j’ai scrutés pendant des heures (alors j’étais seul), ces meubles que je pourrais dessiner de mémoire, comme si leur forme s’était gravée pour toujours dans mon esprit. Je me revois, à différents moments de ma vie, posté en sentinelle près d’une fenêtre, anxieux ou désœuvré ; assis sur un lit, et comme paralysé par une tiède paresse ; tournant en rond dans une chambre dont les volets sont baissés ; ou encore – comme en ce moment face au carnet ouvert – cherchant les premiers mots d’une lettre que je m’adresse.
Je ne me sens pas chez moi. La configuration de l’appartement est simple, mais la distribution des pièces le long d’un couloir en forme de fer à cheval en complique assez la perception. Les meubles sont rudimentaires et dépareillés comme dans une maison de location. Les tableaux accrochés aux murs ne me parlent pas, mais j’éprouve une forme de contentement puéril à me plonger dans le paysage gravé au fond d’une assiette que j’ai trouvée. Certaines pièces sont vides, jamais tout à fait vides ; d’autres sont encombrées de chaises, de fauteuils et de caisses remplies de chiffons, de blocs de graisse et de câbles électriques, et il est impossible d’y faire un pas sans se cogner à des arêtes ou à des angles. Des différences sensibles de volume et de surface, d’une pièce à l’autre, contribuent à accroître mon malaise. Tout se passe comme si elles n’appartenaient pas au même espace. Mon impression dominante, au sein de cet univers inepte et discordant, est l’anxiété. Je ne cherche pas à m’approprier mon espace vital autrement que par l’imagination. Allongé sur mon lit, je trace mentalement des surfaces à la craie, je délimite les espaces en tendant des filins imaginaires, m’efforçant de mettre bord à bord les morceaux et de recoller pièce par pièce le puzzle. Des quatre chambres, j’occupe la plus sombre, et probablement la plus humide, située tout au bout du couloir, dans la partie la plus éloignée de la porte d’entrée. Les murs de la chambre sont bleus, le plancher est rayé en de nombreux endroits comme si on y avait déplacé de lourdes charges. L’unique fenêtre donne sur un puits de lumière. Avec son lit de camp, ses chaises désassorties et sa table métallique juchée sur une estrade, la chambre ressemble à une salle d’interrogatoire improvisée sur un vaisseau de guerre. J’aime me trouver ici, isolé du reste de l’appartement, à l’écart du monde, attentif à ce qui se trame en moi.
Les yeux encore fermés, je retrouve au réveil cet état d’anxiété devenu familier. Je mets alors un temps à désenchevêtrer mes membres et à m’extirper du sac de couchage. L’odeur répulsive, une odeur de désinfectant et de laine mouillée, atteint mon cerveau, m’avertissant d’un possible danger pesant sur ma conscience. L’endroit n’est pas sale, mais l’odeur agit à la manière d’une maladie globale qui empoisse ma pensée. A cause de l’odeur, je ne sais quoi faire de mes souvenirs. Elle me rappelle la sensation éprouvée un jour où j’ai dû me résoudre à porter des vêtements qui ne m’appartenaient pas. J’étais trempé. Il avait beaucoup plu ce jour-là, et je me trouvais loin de chez moi. J’avais dû marcher, marcher sous la pluie sans pouvoir m’arrêter à un seul moment pour m’abriter. Ces vêtements qu’on m’a prêtés, après m’avoir proposé de me sécher, je ne crois pas qu’ils étaient sales. Simplement, ils n’étaient pas neufs. Ils avaient été portés par quelqu’un d’autre que moi et ils n’avaient pas d’odeur particulière, je veux dire : pas d’odeur humaine. Ils devaient sortir d’une penderie ou d’une armoire où ils étaient restés pendant des années, pliés et repassés, voilà tout.
La lumière de la salle de bain en guise veilleuse, et le dos collé au mur, j’ouvre le carnet. De l’endroit où je suis, j’aperçois ma chambre, mais un problème se pose : je ne vois pas bien comment elle s’insère entre les deux autres pièces qui donnent sur le couloir, et vainement je cherche à me représenter sa place. Je n’ai pas le courage de me lever, décidément je ne suis bon à rien. Des bruits me parviennent : un klaxon, une sirène de voiture d’ambulance ou de police, et des voix humaines passées au filtre de ma propre fatigue ; je les oublie vite. Les rumeurs de la ville chercheront en vain à m’annexer. Je suis concentré à nouveau. Le carnet posé sur mes genoux, je décris mes sensations, cherchant à retrouver l’axe de mes journées et à capter des lueurs de vérité dans le semblant d’existence que je mène ici. Il me semble qu’une brise conjecturale souffle sur mes phrases, ces phrases sorties de mes veines et qui se positionnent dans mon cerveau à la manière d’annonciations avant de se frayer un chemin vers le papier. Je dors mal et le sommeil refusé m’échoit à la manière d’une sanction. J’ai si peu dormi ces derniers jours que je suis persuadé que si ma fatigue venait à disparaître, elle m’emporterait avec elle, et alors je ne serais plus qu’un nuage de fumée. L’humidité pénètre mes os, je grelotte comme un enfant terrifié. Je me demande : est-ce que tout cela existe vraiment ? Et je continue de remplir les pages du carnet pour me persuader que tout cela existe effectivement.
J’ai dû m’endormir quelques minutes ou quelques secondes. Le rêve m’a réveillé en sursaut. Tournée en noir et blanc, et jouée avec une certaine sobriété et sans éclat ni débordement, la scène du rêve eut sur moi un effet puissant. Du reste, vu mon état, le terme adéquat serait plutôt : cauchemar. Je n’eus pas de peine à reconnaître mon ancienne chambre : les étagères remplies de livres, les feuilles de journaux étalées sur toute la surface de mon lit, et les tickets de carte bleue dispersés sur la moquette grise parmi le réseau absurdement compliqué des rallonges électriques. Et je n’eus pas de peine à me dire que ma chambre était malade, non pas seulement en désordre ou à la dérive, mais bel et bien malade, et probablement condamnée à mourir et à disparaître, à cause de cette maladie (indéfinie) dont elle souffrait. Et dans cette chambre malade, où une lumière très blanche régnait et jetait un éclairage cru et malsain sur toutes choses, y compris sur ma personne, il y avait un homme qui me ressemblait de manière frappante et qui avait les cheveux blancs. Etendu sur un matelas posé à même le sol, le jeune homme aux cheveux blancs était malade, lui aussi, ou bien il était en proie au délire et aux idées malsaines, ou bien il était les deux à la fois, ce qui ne faisait guère de différence à tout bien réfléchir. Je me demande ce qu’il fait là, dans ma chambre, ce type à la gueule enfarinée, mais lui n’est pas le moins du monde étonné que je me trouve en sa compagnie, comme à son chevet, et il semble même plutôt content d’avoir de la visite. Est-ce que je suis là pour le consoler, au fait, est-ce que je rends visite à un détraqué par hasard ? Il faudrait savoir ce qu’il fait chez moi. Vêtu d’un pyjama trempé de sueur et offrant un sale spectacle sans chercher, me semble-t-il, à sauver la face, cet homme en proie à la dépression et au pathétique et qui se comporte avec la nonchalance ironique d’un condamné qu’on conduit à la potence m’adresse un vague signe de la main, articulant des lèvres quelques mots, d’une voix assourdie et si faible que je suis obligé de me pencher vers le matelas imprégné d’une odeur médicamenteuse et d’approcher mon visage du sien, quoi qu’il m’en coûte, pour en comprendre le sens. Rends-moi le carnet, connard, murmure le jeune homme aux cheveux blancs et à la gueule enfarinée. Il n’a pas l’air de plaisanter en plus. Et comme si ces mots, et surtout cette voix geignarde, avaient eu le don de me révolter plus encore que ses mains avides qui se tendent vers moi et cherchent à palper les poches de ma veste, je me sens tout à coup privé de toute humanité, et mon absence de compassion à ce moment-là équivaut au plaisir que j’aurais à me laisser battre, si j’étais dans la position lamentable de ce type hagard et venimeux. Debout dans la salle de bain, j’entame une série de gestes sensés rétablir l’ordre des choses. Je passe mon visage sous l’eau. Sous mes pieds nus, je perçois nettement le froid du carrelage. Je regarde mes doigts recroquevillés sur le rebord du lavabo. Je lève les yeux, avec une lenteur étudiée, et j’aperçois mon reflet dans la glace au-dessus du lavabo : celui que je vois me sourit d’une drôle de façon. C’est un sourire fraternel et haineux, le sourire ambigu et fatal des mauvais jours, la bouche durement fermée. Je suis brisé et anéanti. Je passe la main dans mes cheveux, mais je ne perçois par leur couleur à cause de la pénombre. Peut-être sont-ils bleus, me dis-je, par humour, ou par réaction de défense, dans un mouvement de doute et de détresse absolus, mais cette pensée ne déclenche aucun rire en moi. Suis-je vraiment réveillé ? J’entends une porte au fond de l’appartement, le bruit de ses pas qui approche. Voilà que je me mets à l’attendre, incapable de faire un mouvement pour l’affronter, empli de la certitude que son apparition signera mon arrêt de mort. Je fouille dans la poche de ma geste. J’ouvre le carnet, avec la conviction qu’il va m’être arraché des mains d’un instant à l’autre et que je ne serai pas en mesure d’opposer la moindre résistance. Je veux mettre un terme à ma passivité et je veux donner un sens à ce qui va m’arriver, résolu à en retenir quelques phrases, mais ma vue se brouille soudain comme si mes yeux s’emplissaient de larmes et je sais qu’il est désormais trop tard pour parvenir à déchiffrer quoi que ce soit.
 

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