— Paul Otchakovsky-Laurens

Se raser dans la rue

12 juin 2018, 14h14 par Mary Dorsan

Vendredi 8 juin 2018, neuf heures, l’hôpital de jour ouvre ses portes. Un patient entre au poste de soin et s’adresse aux soignants : « Ce matin, je me suis rasé dans la rue. Devant un camion. Enfin, dans le rétroviseur. Il n’y a pas de miroir dans ma chambre d’hôtel ».

Je suis soignante et écrivain et j’ai honte. Du service public. Dès neuf heures du matin.

Voilà ce matin les premiers mots de Gaëtan, trente ans, schizophrène, halluciné, délirant malgré son traitement médicamenteux lourd et ses effets secondaires encore plus lourds (Gaëtan bave abondamment et chie difficilement).

Je vois Gaëtan face à moi, j’écoute Gaëtan qui me parle et je me dis qu’à l’hôpital psychiatrique du Rouvray, des infirmiers font la grève de la faim. Pour obtenir des postes de soignants supplémentaires.  Ainsi que l’ouverture de deux services spécialisés. L’un pour les adolescents, l’autre pour les détenus. Ces soignants grévistes ne supportent plus la présence d’enfants perdus parmi des adultes parfois virulents, souvent agités, aux regards intenses ou hagards (lorsqu’ils sont si sédatés que se sont les murs qui les tiennent debout, que ce sont leurs pyjamas qui leur donnent forme).  Ils s’inquiètent de la cohabitation de détenus avec des patients (comme des adolescents) qui ne le sont pas…

Face aux tutelles (au mieux silencieuses au pire indifférentes), des infirmiers ont cessé de s’alimenter et affirment que la clef à molette qu’est le neuroleptique dans le garage de l’hôpital ne suffira jamais à soigner les malades.

Les soignants grévistes affirment qu’eux-mêmes comptent autant sinon davantage que les milligrammes. Même si une relation, un lien, leur qualité, leur profondeur, ne se mesurent pas.  

Ce matin, avant de venir au travail, chez moi où mon fils peut se raser devant un miroir (placé au-dessus d’un lavabo neuf dans notre jolie petite salle de bain récemment rénovée), chez moi dans le bureau de mon mari (sur son ordinateur haut de gamme toujours allumé), j’ai lu que l’un des grévistes de la faim avait été hospitalisé car les médecins craignaient pour lui des séquelles irréversibles.

Antoine (cinquante ans, schizophrène, halluciné, délirant malgré les traitements lourds aux effets secondaires invalidants) n’a pas eu d’eau chaude cet hiver pour prendre sa douche à l’hôtel social. Ça a duré un mois - le froid, l’attente - avant que la tutrice du patient et l’équipe du Centre Médico-Psychologique parviennent à obtenir la réparation des sanitaires par le gérant de l’hôtel.  

Justin (cinquante-sept ans, schizophrène, halluciné, délirant malgré…) mange froid tous les jours depuis dix ans à l’abri de nos regards, dans sa chambre d’hôtel parce qu’il n’a pas le droit d’y installer un micro-onde. Il lui est aussi interdit d’y brancher une bouilloire électrique. Risque d’incendie, lui oppose-t-on. Question de sécurité. Affaire d’assurance. Justin ne peut pas boire de thé ou de café. Non, pas de boisson chaude, au réveil pour lui.  Vous le supporteriez, vous ?

Aucun de ces hommes n’a la flemme. Aucun n’est feignant. Tous rêvent d’un travail, d’un appartement, d’une femme, d’enfants, d’une vie meilleure. Mais ils sont apragmatiques. L’apragmatisme est un symptôme de leur maladie. L’apragmatisme, c’est une absence d’élan. Une incapacité à agir. A mener à bien une action, un projet. C’est de l’apathie extrême, un ralentissement, une hésitation permanente, un recul récurrent. Une souffrance lancinante.

Mourad (trente-cinq ans, schizophrène, halluciné, délirant malgré…) a cassé son lit à l’hôtel social. Un an auparavant. Le gérant refuse de remplacer le cadre au prétexte que Mourad brisera sans tarder le nouveau lit.

Combien de lits ont été supprimés dans les hôpitaux psychiatriques depuis trente ans pour les patients pris en charge par ce secteur ? Les chiffrent impressionnent…

Quand l’ambulatoire c’est la rue, le trottoir, un banc dans un parc ou une gare ; quand l’ambulatoire c’est l’hôtel social ; quand l’ambulatoire c’est de trois à cinq ans d’attente pour un appartement thérapeutique associatif, autant d’années pour une place en maison-relai… Comment affirmer que la réduction de ces lits constitue un progrès ?

Combien de malades mentaux sont SDF ? Clochards ? Le pourcentage choque…

Ceci se passe dans le sud de la France. Et aussi au nord de l’Hexagone. Au cœur de la capitale, à sa périphérie également.  Les grandes villes de l’est et l’ouest ne sont pas épargnés non plus.  C’est la météo du néo-libéralisme. Le résultat des turbulences de l’envie et du mépris. La brûlure de la cupidité.  La froideur de l’égoïsme.

(Faut-il préciser que le patient paie l’hôtel social avec les aides qu’il reçoit de l’Etat ? Que sa chambre minable lui coute très chère ? Que c’est un propriétaire privé qui, finalement, empoche les aides ? Un marchand de mauvais sommeil et de mauvais réveil?)

Vendredi 8 juin 2018, en soirée, à la terrasse d’une brasserie de ma banlieue verdoyante (vingt-cinq centilitres de bière moussent sur la table devant moi ; le liquide, les bulles légères amères effacent ma journée éreintante à l’hôpital), mon mari (un barbu à la peau mat) m’apprend, lisant les dernières dépêches sur son téléphone portable, que les  infirmiers grévistes au Rouvray ont eu gain de cause.

Il a fallu ça. Une grande grève de la faim collective.

Quel acte pour obtenir un logement décent, un vrai chez soi, pour Gaëtan, Antoine, Justin, Mourad et tous les autres ?

Qui d’autre que moi a honte ?

 

Mary Dorsan, samedi 10 juin 2018.

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