— Paul Otchakovsky-Laurens

Un vieillard buté

29 octobre 2012, 17h27 par Nicolas Bouyssi

 

Nn. ne veut pas mourir. La foule de gens qui l’entoure chaque jour a beau insister, il refuse — non qu’il cherche à énerver qui que ce soit (c’est un garçon poli), mais il a toujours refusé. « Mais enfin, lui dit-on, même votre femme et votre enfant sont là, tout le monde est d’accord, allons, il ne faut pas s’accrocher comme ça, il faut mourir maintenant. » Rien n’y fait, Nn. refuse, d’abord parce que, lorsqu’on lui montre sa femme et son enfant, il doute que ces êtres correspondent à ce qu’ils sont vraiment ; ensuite parce qu’il n’en est pas à sa première maladie, et qu’avec le temps et l’habitude, il a pris un plaisir indescriptible à rester couché.
Quand il est couché, Nn. oublie tout. Il se repose sur son lit, un grand lit où trois personnes au moins pourraient s’allonger, qu’il possède depuis très longtemps, avec un matelas et un sommier adaptés à son dos, un de ces lits vastes et moelleux qu’on n’acquiert qu’après des années de travail et qu’on ne revend jamais.
A sa droite, la lampe à suspension qui éclaire sa chambre depuis qu’il l’habite reste en bon état, et devant lui, posés sur une tablette en teck héritée de sa grand-mère, malgré la couche de poussière qu’il époussette régulièrement, sont toujours rangés la plupart des rares objets auxquels il tient.
Aussi bien, même s’il n’arrive plus à se lever et passe ses journées allongé ; même si, par sa résistance obstinée il prive soi-disant ses proches de compensations qui, lui assure-t-on, arrangeraient beaucoup les choses, confortablement installé, Nn. a beau retourner la question dans tous les sens, il n’y a rien à faire, rien à débattre. Sa décision est prise, et elle est irrévocable : ce n’est pas encore aujourd’hui qu’il mourra.
La plupart du temps, au moment du réveil, Nn. ne pense pas aux épreuves qui l’attendent. Les yeux mi-clos, fasciné par l’étrangeté des habits, des allures et des intonations des gens qui apparaissent — des adultes encore à moitié endormis, des femmes seules, des adolescents en survêtement —, il profite d’être peu à peu entouré d’inconnus pour se demander ce que sont devenus ses propres amis, et il se dit que nul n’en sait rien, même si, quand il se pose la question, on tâche de lui faire admettre que les visages rabougris sur les photos qu’on lui tend sont morts depuis longtemps.
Nn. les considère et il s’esclaffe. Comment une telle aberration serait-elle possible ? La vie n’est pas si triste, voilà une chose dont il est sûr. Maintenant qu’il est réveillé et qu’on vient le voir, Nn. est de plus en plus persuadé que ses intuitions restent les meilleures et suffiront encore longtemps à donner à n’importe laquelle de ses journées une évolution dont les étapes le passionnent.
Comment se déroule une journée de Nn. ? Depuis quelque temps, comme il a du mal à exécuter certains mouvements, à son réveil il laisse d’abord la foule des anonymes et des prétendus familiers s’agglutiner autour de lui. Tout en suivant d’un œil intrigué les événements, il vérifie ensuite que ses affaires sont à côté de lui. Il les prend et il les nettoie. Au fur et à mesure que la matinée passe, son anxiété s’efface. Il se rassure sur l’intention des gens. Les gens prennent eux-mêmes confiance. Puis ils profitent de son immobilité et de son silence, et ils s’approchent encore. Nn. distingue alors des épaules, des attitudes, des mots et des vêtements. Ce qui l’environne suscite en lui des déceptions, parce que rien ne lui rappelle ce qu’il a vu la veille, avec qui il a parlé, ni de quoi précisément. En perpétuel étonné, Nn. écoute et regarde : chaque jour qui commence semble amener avec lui son lot d’étrangers et de vulgarité ; ce qui lui arrive pendant que le jour se lève ne fait que le confirmer dans ce qu’il a tendance à penser. Il est dommage que le temps passe. Dommage que le soleil se couche. D’ailleurs, que font ces gens ici ?
Nn. n’a pas vraiment le sentiment de les connaître, et si on lui laissait la possibilité d’exprimer le fond de sa pensée, si on faisait l’effort d’essayer de le comprendre, il annoncerait qu’il n’a jamais vu autant de monde dans sa chambre, qu’il n’y a d’ailleurs jamais vu personne depuis très longtemps ; et qu’à part son lit, sa lampe à suspension et les objets qui sont rangés sur sa table de nuit, il ne reconnaît rien de ce qu’il a vu la veille, parce que la veille il n’était pas là, mais dans les rues, ou au travail, ou dans un grand magasin, avec sa nouvelle femme ou l’un de ses meilleurs amis.
En tout cas, Nn. était pressé, il ne se souvient plus exactement pourquoi, mais il courait. Au bout d’un moment, Nn. dansait ¬— mais s’il insiste sur ce genre de détails, voilà qu’on lui annonce qu’il est gâteux et qu’il ferait mieux d’en rester là, et de céder.
Au moment où Nn. a ouvert les yeux, le ciel était encore sombre et sa chambre à peu près vide. Nn. y couche depuis plus de cinquante ans et dès qu’il s’éveille, rien, à première vue, n’indique que le jour qui commence sera différent de ce qu’il a été la veille. Agrémentée d’une tapisserie à fleurs marron, la chambre de Nn. est petite et carrée. Sa porte est placée à gauche du lit et fait face à la fenêtre. Peu à peu, tandis qu’il se frotte les yeux et qu’il s’interroge sur ce qu’il doit faire, Nn. voit les premières personnes s’asseoir près de lui. Il cherche un mouchoir et des questions lui traversent l’esprit. Comment ces gens sont-ils entrés ? Qui les a autorisés à pénétrer ainsi dans sa chambre ? Autant de questions qui restent, finalement, sans réponse.
Nn. est désormais devant une dizaine d’individus. Il tente de se concentrer sur les hypothèses les plus probables. Mais il ne se rappelle toujours pas ce qu’il a fait la veille. Autre chose et ailleurs, se dit-il. « La même chose et ici », lui répond une femme blonde et voûtée qui se prétend sa compagne. Nn. l’écoute et il la regarde. Ce qui lui arrive à mesure que la matinée décline ne fait que le confirmer dans ce qu’il pense depuis qu’il est réveillé. Si ces gens sont la jeunesse et ces adultes ses amis, si cet enfant est le sien, si cette femme ne ment pas, tout était bien mieux auparavant. Mais s’il a tort, s’il est vraiment gâteux et allongé là depuis des mois, voire des années, il y aurait peut-être de quoi être désespéré, de quoi se convaincre de ne plus jamais se réveiller.
Sa propre nostalgie n’accable pas Nn. Loin de constituer une raison suffisante pour qu’il cède sa place à ce qui se révèle une nouvelle génération, elle l’incite au contraire à penser qu’il est l’un des derniers dépositaires d’un art de vivre menacé. Quel art de vivre ? Celui qui, par exemple, l’a conduit à laisser ces étrangers s’attrouper sans ordre, autour de lui, alors qu’il n’était pas encore bien réveillé, que les gens étaient déjà nombreux et l’observaient avec des airs de dégoût et de mépris qu’il a fini par relever.
Tout en s’accoutumant à leur façon de parler, Nn., dont l’ouïe est encore fine, note, peu après midi, qu’on n’hésite pas à l’insulter. « Vieux con », « Sale débris », « Parasite ». Cette manière de le désigner lui semble nouvelle. Elle l’étonne et elle a le don de le mettre hors de lui. Que lui veut-on après tout, et qu’a-t-il fait à ces gens pour qu’ils le traitent de la sorte ? Pour autant qu’il s’en souvienne, absolument rien, car dans ses souvenirs, dans ce qui paraît et le hante lorsqu’il ouvre les yeux, ne surnagent que des images qui sont vieilles de plus de cinquante ans.
C’est une femme jeune et brune aux cheveux moutonneux qui vient, à moitié nue, lui apporter son petit déjeuner. C’est son patron satisfait qui lui annonce qu’il est augmenté. C’est lui qui court les rues sous la pluie, qui est sur le point de s’acheter un appartement dans le centre-ville, de rembourser ses dettes, de partir en vacances, d’aller danser. Nn. est alors respecté et séduisant ; ses amis constituent une petite bande très unie qui s’égaille en fin de soirée vers les moyens de transport en le saluant.
Ils sont jeunes. Ils sont vêtus de complets ou de tailleurs dont les tissus lui plaisent et l’attirent. Leur langage désigne le monde avec des mots qu’il comprend parce qu’il les utilise et les lit quotidiennement — quand soudain, sorti d’on ne sait où, un jeune homme vient s’asseoir sur son lit. Il lui prend la main et il l’appelle papa. Si tel était le cas, si c’était vraiment son fils qui apparaissait brusquement dans sa vie après une aussi longue absence, pourquoi ne serait-il pas plus ému, pourquoi lui ferait-il si mal en lui serrant la main. Et pourquoi lui demande-t-il de le croire quand il lui conseille de mourir par respect pour lui ? Nn. étouffe : une intervention de ce genre va gâcher sa journée et le rendre malheureux. Il ferme les yeux. Puis, il les rouvre, et il sourit en lui demandant de s’en aller. Il ne connaît pas cet homme ; pas plus que la femme qui l’accompagne et dont les larmes lui semblent tout aussi ridicules que déplacées.
Désormais, Nn. est ailleurs. La petite bande est en train de fêter son anniversaire et lève un toast à sa santé. Nn. vient de remarquer parmi ses amis une jeune femme brune en tailleur qui lui sourit. Elle est belle, élégante. Ses yeux n’ont pas eu besoin de cligner pour provoquer en lui la montée du désir. Nn. est heureux désormais. Il sourit lui aussi. Il crie presque et il se met à postillonner gaiement en racontant sa jeunesse. Ses propos sont simples : personne ne peut l’arrêter, et la foule, suivant l’exemple du jeune homme et de la femme, s’est déjà éloignée d’un pas, apparemment impressionnée par le comportement imprévu et exagérément joyeux de Nn.
En perpétuel étonné, Nn. écoute et regarde. Ce qui lui arrive à mesure que l’après-midi s’achève ne fait que le confirmer dans ce qu’il pense depuis son goûter. Avant, tout était plus beau, tout était plus élevé. Convaincu que son existence était alors bien plus agréable, Nn. raconte son passé. Il ferme une nouvelle fois les yeux et il se demande de quoi il était en train de parler.
Sans doute est-ce parce qu’il n’est plus capable de s’exprimer très longuement. Pourtant, son langage demeure rigoureux. Jamais il n’emploie des expressions comme : « Qu’est-ce que je voulais dire ? » ou « De quoi est-ce que je parlais ? », qu’il déteste. Il n’y a pas de « Euh » dans ses phrases, car Nn. maîtrise, comme tous les hommes de sa génération, pense-t-il, la grammaire, la syntaxe et la conjugaison.
Depuis qu’il s’est tu, la foule s’est de nouveau rapprochée. Nn. ne reconnaît personne. Il leur dit qu’il a froid, il va faire nuit, le temps se couvre. Il leur dit qu’au lieu de le regarder ils feraient mieux de se rendre utiles, que son lit est mal fait et qu’il commence à sentir mauvais. Au jeune homme qui s’est assis près de lui, il explique que sa coupe de cheveux lui va mal, et que la femme brune qui l’accompagne devrait faire attention à ce qu’elle mange parce qu’elle est bouffie, avec des poches sous les yeux. Nn. a envie de dormir. Il demande l’heure et il l’oublie après qu’on la lui a donnée. Nn. parle sans agressivité, de la manière la plus gracieuse qui soit.
Pourquoi mourrait-il, puisque d’un jour sur l’autre, d’une minute sur l’autre, chaque sensation éprouvée, chaque visage observé semblent l’être pour la première fois ? Nn. ne connaît pas la répétition. Il aime les variations et il se moque du temps. Sa vie se déroule avec la même innocence que le rythme des saisons : il mange, il dort, il parle, il écoute. Il compare, et tout lui semble toujours neuf. Tout paraît une fête éternelle organisée en l’honneur du passé. Quelle heure est-il ? Qu’a fait Nn. ? Depuis quand est-il réveillé ? Au juste, il ne sait plus.
Pour le moment, il sent la chaleur de son propre corps. Il observe ses mains. Il joue avec ses doigts, observe les lunules de ses ongles ; et il voit que le jour commence à baisser. Quand la nuit arrive, c’est le signe que l’heure du dîner n’est plus loin. C’est un moment d’autant plus appréciable qu’un jeune homme est venu s’asseoir sur son lit pour lui tendre une vieille photo sur laquelle une femme brune souriait. Nn. n’a pas compris pourquoi, tout en refusant de la lui donner, le jeune homme a ajouté que cette époque était d’un autre âge. Par politesse, Nn. préfère donner l’impression qu’il n’a rien entendu.
Nn. a fini de dîner et il s’apprête à dormir. Depuis une demi-heure, trois adolescents le regardent fixement. Ils ont commencé par jouer avec les objets posés sur sa table de nuit. Nn. leur a demandé de s’éloigner : ils se sont tous les trois placés en face de lui, les bras ballants, et ils chuchotent. De temps à autre, une jeune fille qu’il ne connaît pas, s’approche et elle grimace en reniflant bruyamment son visage. Les deux autres, des garçons au corps à moitié camouflé par l’ombre étouffante de la chambre, l’observent sans mot dire, en pinçant les lèvres. Nn. a parfois l’impression que s’ils le pouvaient, ils le tueraient. Ils peuvent bien essayer, pense-t-il, il faudrait déjà qu’ils sachent comment s’y prendre, et où frapper : à cet âge-là, on ne sait pas vraiment ce qu’est un corps, ce qui le constitue, comment procéder pour le faire mourir, on manque d’expérience et le langage n’est qu’un jeu. Le plus petit des adolescents tient la main de la jeune fille. Vu leur taille, c’est évident : ils n’oseront jamais.
En perpétuel étonné, Nn. les regarde. Ce qui est arrivé pendant que le jour a décliné n’a fait que le confirmer dans ce qu’il pensait depuis son dîner. Le temps détruit tout, sa journée était inutile. Elle était instable et pénible. Il n’a rencontré personne d’intéressant, mais sa sagesse lui a permis de s’occuper. Les trois adolescents se sont encore rapprochés. Nn. s’amuse de la situation. Demain, c’est évident, il sortira. Depuis quelque temps, il lui suffit de fermer les yeux pour tout oublier de ce qui l’attend. Devenu inaccessible, Nn. sait qu’il a toute la vie devant lui.

 

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