— Paul Otchakovsky-Laurens

FRERE & SŒUR

28 mars 2016, 08h34 par Liliane Giraudon

Un jour j’ai rêvé que j’étais mon frère et ma sœur. Nous jouions ensemble. Nous jouions à nous tuer parce qu’il était d’usage qu’un frère tue sa sœur mais comme j’étais aussi ma sœur la partie n’en finissait pas.

Le frère parlait sans cesse d’usus qu’il ne fallait pas confondre avec abusus.

L’usus portait sur l’usage du corps. Celui de ma sœur. Ce que désirait ma sœur était devenu obscur et difficile à saisir pour mon frère. Elle n’avait pas étudié le latin. Encore moins le grec. Pourtant ma sœur était loin d’être idiote.

Lorsque j’étais mon frère il m’arrivait de lui donner quelques rudiments de ces langues. Bien que mortes certaines langues sont utiles. Elles sont le berceau. Nous pouvons nous y bercer. Ce sont des flots très doux.

 Mais seuls,  les corps des frères peuvent y flotter. Celui des filles y coule. A cause des seins qui ne sont pas des flotteurs comme on pourrait le croire mais qui tiennent lieu de pierres. Des pierres blanches et pleines, semblables à celles que l’on extrait dans les collines de carrare. On interdit aux frères de jouer avec les pierres des sœurs alors ils se tournent vers d’autres mais le regard, lui, se souvient. Il se souvient de l’émotion reçue non pas à la première vision des seins de la mère mais de ceux de la sœur.

Ce qui était étrange, c’est que lorsque j’étais ma sœur, je ne me souvenais absolument pas d’avoir été vue nue (ou même en partie dévêtue) par mon frère. Pour la bonne raison que jamais nous n’avions l’autorisation de nous voir dévêtus ni de nous baigner ensemble ni rien de ce qui se fait d’ordinaire au sein d’une famille où règne, quant aux usages, un minimum de liberté. J’ignorais que les serrures sans clef pouvaient tenir lieu de longue vue.

Il y avait une rivière où on nous attachait à la chambre à air  d’un pneu. Le corps recouvert d’un maillot noir nous apprenions à flotter. Lorsque j’étais mon frère j’étais persuadé que cet exercice était réservé aux garçons. Les filles (parce qu’il leur arrivait de saigner et de puer du cul) se contentaient de nous regarder depuis la rive.

Certaines nuits d’été, dans le corps de ma sœur, quand tout le monde dormait, je retrouvais Roseline au bord de la rivière. Nous y descendions après nous être dévêtues sur les pierres. Il y avait un trou d’eau où accroupies, nous nous tenions enlacées. La fraîcheur de l’eau se mêlait à la tiédeur de la nuit. Roseline mettait sa langue dans ma bouche et nous restions ainsi de longs moments. Parfois je voulais m’aventurer plus avant. Aller nager dans le bras de la rivière. Mais Roseline toujours m’en dissuadait. Alors nous remettions nos vêtements sur nos corps mouillés et fumions nos cigarettes parmi les joncs.

Quand j’étais mon frère je détestais Roseline, cette femme qui ressemblait à un homme et qui logeait tout l’été dans le dortoir des filles.  A cause d’elle je ne pouvais plus aller trainer dans le dortoir comme j’avais l’habitude de le faire. Amener une bouteille de cognac ou de grappa que je volais à la cave. Elle disait « Dégage, nous on se lève à cinq heures demain. Jusqu’au soir on est dans les champs. Toi le morveux tu dors… » Les filles riaient. Parfois l’une d’elle, plus dévergondée venait me retrouver derrière les cuves.

Dans le corps de ma sœur je savais (sans pourtant bien le formuler) qu’il aurait été extravagant et dangereux de chercher un chemin hors de celui qui m’était tracé. Pourtant très vite j’avais compris que contre la mort il n’y a aucun remède  et c’est cette évidence qui m’avait rendue indifférente même aux coups les plus violents. Rien n’aurait pu me faire renoncer aux choses que je découvrais désirer. Aucun contrôle ne me semblait capable de réduire mes gestes, mes déplacements, les pensées les plus secrètes qui m’assaillaient.

Voilà pourquoi je me mis à nourrir envers toute tentative de surveillance une haine que je pensais objective. Parallèlement, dans l’esprit de mon frère, je devenais le dépotoir de choses destructrices. Il savait ce que je savais  et le surplus de violence s’ajoutait à mon entêtement. La sœur louvoyait, ne refusait même plus les affrontements physiques. Le frère se voyait confronté à quelqu’un qu’il ne connaissait plus et dont le trajet lui semblait en tous points répugnant.

Un temps je m’écartais. Refusais même d’avoir de ses nouvelles. Ma sœur était devenue ce que dans notre famille on classe au rang des putains. La soumettre pour qu’elle rentre dans le rang avait cessé de m’intéresser. Ni le chagrin ni la honte ne me touchaient plus. Elle était devenue comme morte, quand un soir je tombais sur elle dans un bar de nuit. Les années avaient passé mais elle était curieusement la même avec ce teint trop blanchâtre qui faisait croire à une maladie de peau. Ses cheveux étaient teints.  Elle était seule.

Quand j’ai vu qu’il m’avait vue, je veux dire reconnue je ne pouvais plus reculer. J’ai commencé à l’insulter. Avec des mots que je n’utilise jamais. Lui il s’est mis à rire avec une telle violence qu’un vide s’est immédiatement formé autour de nous.

Dans le corps de mon frère je voyais une sorte de lueur violette s’agiter  jusqu’aux contours des néons du bar. Je me disais cette fois elle l’aura cherché, je vais la tuer. Je comprenais clairement qu’un de nous avait toujours été de trop, que notre mère avait pondu deux choses dont l’une aurait la peau de l’autre. Elle m’avait bouffé l’air dés qu’elle avait marché sur ses quatre pattes. Provoqué jusqu’à l’humiliation. Je n’avais pu revivre que quand elle avait disparu. Et voilà que le hasard remettait sur ma route cette plaie.

Quand je l’ai vu sortir son arme j’ai compris que c’est lui qui allait me tuer. Parce que ma seule  existence avait entravé la sienne. Moi j’en avais autant à son service. C’était l’angle mort de l’amour. Je n’étais plus armée depuis longtemps. J’avais presque oublié son existence, nos jeux. La ville où nous nous étions retrouvés était une ville étrangère où il n’aurait jamais du venir. Ce qui est étrange c’est que juste avant qu’il tire et accomplisse ce qui avait duré si longtemps je me suis brusquement souvenue de la langue de Roseline et du bras de la rivière.

Vite, vite, me souvenir du nom des cigarettes qu’elle et moi nous fumions, cette marque aujourd’hui disparue. Mais trop tard, langue, fraîcheur de la nuit, bruit de rivière et les joncs au goût de mousse tout a disparu.

Un frère crie après avoir tué sa sœur.

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