— Paul Otchakovsky-Laurens

Les petites gens que l’on exhibe

01 janvier 2010, 07h11 par Iegor Gran

2009, année cynique ?... On l’entend, ici ou là, à Libé et ailleurs, cynisme, ce mot est partout, même Obama s’y met dans son discours de (Noël) Nobel : « Dire que la guerre est parfois nécessaire n'est pas un appel au cynisme, c’est la reconnaissance de l’histoire, etc. » Cynisme des banques, cynisme de Domenech… Partout la rengaine : soulève la pierre, le cynisme est sous la pierre, fends l’arbre… Fendons-le, justement. Cherchons. Je crois, moi, que le cynisme franc est au contraire une valeur en perte de vitesse.
Prenez les étrennes démesurées des traders. Ce n’est pas du cynisme, c’est du Pavlov : je vois l’argent, je gobe l’argent. La nouveauté, c’est qu’au lieu de se servir simplement, comme ils le faisaient avant la crise, les banquiers intimidés par tant d’attention font des ronds de jambe à l’Elysée, tergiversent, donnent des garanties, font voter les actionnaires, publient des communiqués comme celui-ci : « En matière de bonus, BNP Paribas est l'une des seules banques du monde à s'être engagée à respecter les recommandations du G20 ». Résultat : la fête est gâchée. Le comble, à Londres, on taxe la City.
La fulgurance de Thierry Henry face à l’Irlande ? Mais non, rien à voir, ce n’est pas du cynisme, c’est du sport, avec tout ce que cette engeance suppose d’enjeux – songez aux sponsors ! aux brasseurs de bière ! aux annonceurs de l’Equipe ! aux abonnés Canal + ! au football – ciment de la banlieue multiethnique ! C’est tout ça, l’héritage de Pierre de Coubertin, une sacré responsabilité sur les épaules et dans la main de notre capitaine. Le fair-play ? Ne le faites pas rire, on n’est plus au XIXe siècle. Depuis, la fée du sport a fait du chemin. Elle a été capable de produire des hermaphrodites en série et de leur faire lancer le marteau. Sans parler du drame du Heysel, on reste sans voix devant le spectacle barbare que sont les JO pour handicapés. Alors une main baladeuse sur un ballon consentant…
Triste année pour le cynisme ! Les Russes sont restés étrangement calmes, ils digèrent. La jolie invasion de la Géorgie, après une provocation des plus espiègles, les a rassasiés. Pas de Fofana, du gang des barbares, qui voudrait écrire ses mémoires. Pas de Nuits fauves au cinéma* . Pas d’exposition des frères Chapman à la Tate Britain. Pas de Mitterrand (François) dans les parages.
Pourquoi ce désert, ce sentiment de vide ? C’est que pour qu’il y ait cynisme, il faut de l’intelligence, camarades. De l’habileté à passer entre la moraline sans se mouiller. Savoir profiter des œillères des autres. Un esprit froid dans un corps lisse comme une salamandre. De l’opportunisme, ça oui, on en a plus qu’assez, de l’arrogance aussi, par caisses entières, de la candeur à gogo, mais de l’intelligence il y a rupture de stock, principe de précaution oblige. Quel cynisme peut-on récolter dans un pays où l’on cueille, un matin, le lip dub crétin de l’UMP ?...
Cherchons encore, voulez-vous. Le cynisme n’a pas pu se dissoudre, tout de même ! Non, bien sûr, il a déménagé. Ouvrons le journal. On y trouve un cynisme plus sournois, anonyme, un cynisme de foule, si vous préférez, un cynisme d’en bas.
Prenez l’affaire Polanski. Depuis longtemps la victime avait retiré sa plainte. Elle voulait qu’on l’oublie, la naïve. Elle a pardonné à son bourreau, la chrétienne. Par ses déclarations apaisantes, on aurait dit qu’elle cherchait à entraver le cours de la justice, la garce. Heureusement les médias sont vigilants. Ils sont allés la trouver. Ils l’ont mise sous le microscope. On a ressorti l’affaire dans ses moindres facettes. Tout le monde sait maintenant qu’elle n’était pas vierge au moment des faits (au moins deux rapports avec son boyfriend de l’époque, âgé de dix-sept ans). Elle avait déjà goûté au quaalude (drogue récréative en vogue dans les années 1970 que lui a fait prendre le vampire après en avoir pris lui-même). Ceux qui ont le souci du détail seront contents d’apprendre qu’elle a été pénétrée par l’entrée des artistes, très précisément, entre 18h45 et 19h15, le 10 mars 1977. On trouve ces infos croustillantes et bien d’autres dans… The New Yorker, pour ne citer qu’une des sources les plus respectables. Les médias savent bien ce qui nous ferait plaisir, à nous, les citoyens qui ne sommes pas au-dessus des lois : un gros plan de son derrière, avec des traces de sperme si possible. Creampie or not creampie, c’est la question. Ils y travaillent dans les rédactions, ils enquêtent.
Le cynisme des médias, donc, est à peu près le seul cynisme de qualité qu’il nous reste. Tâchons de le préserver, camarades, de le maintenir en forme par des exercices réguliers, des attractions type Susan Boyle. Tapez amazon.co.uk : elle est numéro un des ventes, devant Michael Jackson. Le freak a pourtant donné de sa personne. La mort, cette opération de relations presse ultime, a été rondement menée. Les nécrophages se sont précipités sur sa braguette encore tiède, déferlante se matérialisant à la maison de la presse en bas de chez moi par un cash flow de livres, films, journaux. Mais rien à faire ! La ménagère est plus forte qu’un Bambi équarri. C’est le message d’espoir de cette fin d’année. Les petites gens que l’on exhibe sont une mine d’or.
Ne ratons pas ces opportunités. Afin de contribuer moi aussi à ce cynisme diffus, en véritable écrivain de mon époque, je voudrais proposer ici une piste à explorer. Je pense à ce couple de sexagénaires qui squattait une annexe aux urinoirs, à Menton, après avoir perdu leur logement. « Ils vivent dans les toilettes publiques depuis un an », a titré Nice-Matin flairant la matière dans les latrines. Il serait dommage de s’arrêter en si bon chemin. L’audience, ça se mérite. Il faut inviter les pauvres bougres au 20 heures. Une couverture de Paris Match serait bien vue – il est des circonstances humaines où les chiottes publiques font plus rêver que les Grimaldi. Une nouvelle tête pipolisée, tout le monde y gagne. Le magazine Architectural Digest monterait un dossier sur leur façon sans chichis, très arte povera, de meubler un intérieur, pendant qu’Endemol… pendant qu’Endemol… Ils peuvent m’appeler, j’ai des idées.

*Eriger sa propre maladie en spectacle promotionnel et jouer sur le voyeurisme du public est une forme d’auto-cynisme manquant singulièrement de créativité.

Iegor Gran  dans  Libération (Rebonds) 29 décembre 2010

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