— Paul Otchakovsky-Laurens

Le Village

12 août 2010, 22h17 par Aiat Fayez

F. arrive au village tôt le matin. Il pleut. On entend les vagues de l’océan s’écraser sur la plage, pas loin. Il n’y a personne dehors, excepté un berger qui accepte finalement de le conduire jusqu’à son gîte. Arrivé devant la maison, F. hoche la tête en guise d’approbation et glisse dix euros dans la poche de l’accompagnateur. Ce dernier sort le billet, le regarde, et tourne ses talons sans remercier F. Cette insolence ajoutée au sale temps qui balaie le village met notre homme dans un certain énervement. Il ne voudrait pas commencer son séjour comme ça, alors il essaie de se reprendre, il tente de ne pas y repenser. Il se met à inspecter la maison. Il se douche, opte pour un petit mais vraiment petit petit-déjeuner. Puis il prend un peu de papier toilette, s’allonge sur le canapé du salon et se branle en pensant à la femme blonde qui se trouvait face à lui dans le train.
Il attend que la pluie cesse en fumant des cigarettes. Puis il fait le tour du jardin qu’il trouve pas mal, revient sur ses pas, s’assoit sur une pierre qui lui fait mal, se relève, la regarde avec mépris, se rassoit et c’est bon. Il contemple à présent les maisons qui bordent la route. Il y a quelque temps, la villa qui fait face à celle qu’il vient de louer a été ravagée par le feu. A la stupéfaction générale, le couple de propriétaires la regardait brûler sans rien faire. Aujourd’hui, ils font reconstruire une maison flambant neuve avec l’argent de l’assurance. Le gîte de F., lui, appartient à un villageois qui, ayant un doux pavillon à deux pas, le loue à des vacanciers moyennant une somme qui, amassée au fil des ans, est devenue un vrai pactole, lequel, dit-on, repose au chaud dans une banque qui le berce et le cajole. Ces rumeurs qui font le tour du village sont toujours chaleureusement accueillies et généreusement nourries, de sorte qu’elles sortent de chaque maison grossies et déformées, maquillées et harnachées, pour le plaisir du voisin qui attend en tapant du pied et en regardant sa montre. Ce n’est pas son affaire, mais il ne faut pas le prendre à la lettre, il cherche juste une rime pour dire qu’il n’a pas que ça à faire. D’ailleurs, il est déjà devant sa baie vitrée, ce riche villageois dont on entend souvent parler dans le circuit fermé du village. A l’aide d’une paire de jumelles dernier cri, il scrute F. qui marche sur la route sa casquette sur la tête. Il se fait apporter son tél. portable par sa femme et gouvernante, les deux en un. Et dès qu’il informe son voisin de la présence de l’étranger qui sévit sur la route, ce dernier se jette d’une manière totalement absurde vers la fenêtre. Où est donc ce phénomène non identifié qui se trimbale dans le village sans autorisation ni permis ? Je le vois, il arrive.
Il a la tête dans le goudron, d’où de mauvaises pensées jaillissent pour lui faire une haie d’honneur. Il pense à l’année noire qu’il vient de vivre, il tente de comprendre ce qui lui échappe sans cesse dans ce pays. Des fils invisibles se nouent à l’humeur du ciel. Et F. marche, s’y entremêle, et s’égare sous la bruine, quand tout est suspendu sans ordre et que revient la confusion. Il presse le pas dans l’espoir d’atténuer le vent qui a d’autres espoirs plus solides, car après s’être fait entendre, le voici qui se fait voir. Par mégarde l’homme écrabouille une limace, peut-être est-ce un signe, impossible à déchiffrer cependant. Le vent soulève sa robe raide de givre et poursuit F. qui désormais court sur le chemin que des yeux menaçants épient. Il aimerait lâcher cette promenade et y mettre un terme mais c’est désormais elle qui lui tient la main. Et voici que sa casquette à visière se soulève un peu, salue et commence à planer au vent. Il ne manquait plus que ça. Il s’arrête, la regarde passer un mur et atterrir dans un jardin que garde un chien tout neuf. Mieux vaut ne pas s’y aventurer. Continuons notre chemin. Après tout, nous avons assez de place en nous pour accueillir le mépris de tout un peuple, un village n’est rien par rapport à notre potentiel de contenance. Je le lui fais dire en connaissance de cause.
Il ne reste plus qu’à éviter quelques regards provenant des dernières maisons qui jouxtent la gare et c’est bon. Car elle est là, devant lui, et elle en impose, cette petite gare que personne n’oserait reproduire de peur de finir aveuglé comme ses deux architectes. Sans attendre, F. entre dans la bâtisse. Pas un bruit n’y bruisse, pas une personne n’y perce, excepté un guichetier qui du fond de la salle l’observe. F. s’approche et le salue. Mais l’homme ne bouge ni ne répond, il est fermé en lui-même à double tour, cette pierre qui même brisée en morceaux sera toujours fermée. F. lui demande un imprimé des horaires des trains qui mènent à la ville. Il peut lui demander tout et n’importe quoi, le baraqué qui est de l’autre côté de la vitre le regardera sans répondre. Il est devenu muet, lui qui a aussi la faculté de devenir sourd, spécialement lorsqu’il a sa femme ou ses enfants sous ses pieds. Son visage est gris, et la commissure de ses lèvres tremble. Il a peut-être des décennies de retard en termes d’éducation, mais il a une longueur d’avance sur tout ce qui relève de la haine. L’étranger qu’il a devant lui, il le traînerait volontiers au fond de sa ferme pour le tabasser avec son plus grand fils. Mais il nous jouera les grands gaillards plus tard, car pour le moment, F. s’impatiente et réitère sèchement sa demande. Et le gros tas de muscles dédaigne toujours de bouger. Il ne fait rien, le paysan. Il sourit. Il se fiche de la requête de F. Il se fiche de qui il peut bien être. Le statut s’achète, dit son mauvais sourire, pas l’origine. Voilà bien une vérité qui mériterait d’être écrasée à l’aide d’un marteau, même si elle disparaîtrait pour réapparaître de l’autre côté de la planche. Jamais détruite, cette foutue vérité.
Pour F., la brutalité ne relève pas de la vertu, mais s’il faut crier pour réveiller ce buffle qui tête courbée montre ses cornes du côté chaud et agréable de la vitre, il n’hésitera pas. La preuve, le voici qui hausse le ton et pointe un doigt menaçant vers l’imbécile. Et les choses semblent petit à petit se décanter. Sans lâcher F. du regard, le gros ouvre un tiroir d’où il sort un imprimé qu’il garde entre ses mains. Qu’est-ce qu’on dit ? F. hésite puis lâche un merci que l’autre feint de ne pas avoir entendu. Qu’il répète, et que ça saute. Merci. Mais je t’en prie, sourit l’abruti qui ne lui donne pas l’imprimé. Il en fait tour à tour un avion, une enveloppe, un cigare. Puis il fait un geste du menton en direction de F. qui ne dit plus rien. Le gros tas de muscles met une main sur son oreille pour faire comprendre qu’il n’a rien entendu, et F. répète machinalement merci. Le type s’enfonce dans son fauteuil. Il sourit et fait mine de fumer le cigare qu’il a fabriqué avec l’imprimé. Il ne regarde plus F., mais l’entrée de la gare qui se trouve derrière celui-ci.
Des villageois se sont amassés pour observer le spectacle qu’est cet homme. Des places comme des écailles s’ouvrent pour caser les nouveaux arrivants qui faute de temps ont couru jusqu’ici pieds nus et chaussures à la main. Chacun se positionne de façon à avoir vue sur le phénomène. Quarante-cinq villageois placés en trois rangs ordonnés. Quarante-cinq statues qui fixent froidement cette chose qu’est F. Ils sont de marbre. Ils ne disent rien. Et quand F. se retourne pour voir à qui s’adresse le regard du guichetier, c’est ce mur de visages creux qu’il découvre.
La haine est un vocable édenté qui arrive avec des mandibules de fer, ce n’est pas moi qui vais l’apprendre à F. Il faudrait sortir de cette gare, oui, mais sans y laisser sa peau. Car il y a d’incessantes journées portes ouvertes chez l’étranger, et la mort peut s’y convier comme le font systématiquement et dans un ordre décroissant la haine, le mépris et la curiosité, invités de l’exposition permanente qu’il est. Je ne vois vraiment pas d’autres solutions pour notre homme que de prendre ses jambes à son cou et de décamper de cette gare. Il me paraît trop fier pour résister à ces gloutons. Il est déjà harassé, meurtri, et son orgueil dédaigne même de se mettre en colère. Il se retourne totalement vers les villageois qui le fixent. Inutile de s’attarder, ceux-là seraient prêts à rester ici toute la journée, voire à camper des jours entiers dans le seul but de le scruter.
Réfléchir conduit parfois à la complication plutôt qu’à la solution, F. en sait quelque chose, lui qui peut passer des heures à se demander ce qu’est le doute. C’est pourquoi il cesse de spéculer sur la suite des événements, il prend son courage à deux mains et se dirige vers la sortie de la gare. Il suffirait d’un regard de travers pour que ces brutes vous passent à tabac de la plus fine des manières. Mais F. pousse la porte sans que personne ne l’arrête, et il se met aussitôt à courir, il ne perd pas une minute. La gare s’éloigne avant de disparaître sous l’averse. Notre homme court contre lui-même et finit par perdre et se perdre. Sur cette route caillouteuse, seule se lève une brume qui baisse la visibilité. Même l’horizon a pris le large, il préfère se faire photographier par les touristes qui l’attendent sur la plage au lever du soleil. Et quand longitude et latitude ne nomment plus le lieu, c’est que l’homme fait signe depuis un sombre pays. A présent il marche, essoufflé par sa course, il suit la chaleur de son souffle. Il marche, marche, marche. Et tombe dans une rue qui ne tarde pas à lui montrer la gare. Il ne manquait plus que ça.
Rebroussons chemin avant que les cauchemars ne réapparaissent. Le voici qui se remet à courir, se perd à nouveau, croit avoir reconnu le chemin qui lui ne l’a pas reconnu. Il se dévoile au compte-gouttes, ce chemin mouillé, discret et vaguement inquiétant. La pluie a cessé et F. sursaute parfois, quand les gouttes tombent des arbres en faisant du bruit. Qu’il garde son sang-froid et regarde plutôt par là. Une demi-dizaine d’adolescents s’est réfugiée sous le porche d’une maison, où ils fument en causant. F. se dirige vers eux et aperçoit sa casquette sur la tête de l’un d’entre eux. Il ne dit rien d’abord, il demande l’heure, puis fait remarquer au passage que c’est sa casquette. C’est la mienne, dit aussitôt le jeunot qui la porte. L’air sort de ses narines. Il répète c’est la mienne, pour qui il se prend ce nègre. F. n’insiste pas. Il sourit comme si de rien n’était. Il leur demande la route qui mène à la ville. Mais les adolescents disent ne pas comprendre ce qu’il dit. Alors il demande juste le chemin qui mène à la baraque récemment construite, car la sienne se trouve en face. On lui dit tout et son contraire, on rit même de dire tout et son contraire, et on continue de rire et de dire tout et son contraire. Et lorsque F. voit dans leurs yeux la malice et le mépris, il n’attend pas, il s’éloigne. Mais les jeunes le suivent. Il accélère le pas. Et dès qu’il se met à courir pour les semer, eux aussi se mettent à courir. Ils ont de l’énergie à revendre, ces gamins. La preuve, ils courent si vite qu’ils atteignent F. en un rien. Celui qui a sa casquette sur la tête lui fait un petit croche-pied et F. tombe bêtement à terre. Il dit je n’ai rien sur moi mais ça rigole à tout va. Ce ne sont pas de tels jeunes qui vont le croire ou s’en émouvoir. F. tente de se relever mais reçoit des coups de pied dans le ventre. Ils ont l’avantage de ne pas être très vigoureux, ces coups, mais le désavantage d’être très nombreux. De sorte que notre homme reste à terre une demi-dizaine de minutes. Il se protège tant bien que mal tandis qu’une partie des jeunes lui fait les poches et une autre continue de le frapper. Ils prennent son portefeuille, et un dernier coup de pied pour l’honneur avant de déguerpir dans le brouillard en criant. F. se relève lentement, trempé jusqu’aux os. Du sang coule de son menton sur la terre humide. Et un escargot marche sur le bord de mon écran.

Ce n’est pas la première fois que F. suscite la haine, et ça ne sera pas la dernière non plus. Mais c’est toujours la première fois lorsqu’il la subit. C’est toujours nouveau. Et ça ne se ressemble jamais. Après une demi-heure d’errements, l’homme retrouve tout à fait par hasard sa baraque. Il avait failli abandonner, s’asseoir au bord de la route et ne plus rien faire. Mais l’instinct de conservation l’a poussé à continuer. Le voici qui entre dans la maison et referme aussitôt la porte à clé. Il ausculte son visage devant le miroir de la salle de bains. Il se regarde les yeux dans les yeux. Il a honte de lui-même. Il voudrait s’excuser d’être ce qu’il est, mais celui à qui il s’excuse n’est que lui-même. Il se détourne du miroir et précipite son corps sous le jet d’eau chaude.
A présent, il est assis sur le canapé du salon, l’air absent, le menton recouvert de deux pansements transparents. Il revoit l’agression dont il a été victime au verso de son esprit. Il s’en veut de n’avoir pas pu se défendre. Il aurait pu, physiquement parlant, mais il n’a pas pu, psychologiquement parlant. Il se lève, passablement agacé contre lui-même, et va chercher dans son sac le chausson aux pommes qu’il avait acheté pour le voyage. Il le mange, boit un peu d’eau du robinet. Il a encore plus faim maintenant. Mais il n’ose plus s’aventurer dans le village. Il sort une cigarette, s’assoit dans un fauteuil et la fume en réfléchissant à ce qu’il pourrait faire.
Il ne trouve pas de solution. La fatigue l’éreinte. Et comme pour conjurer le sort, le sommeil finit par le saisir dans ce fauteuil. Il se réveille en pleine nuit avec un mal de tête incompressible. Il a les pieds qui tremblent. Et des étoiles plein le ventre. Il veut manger, oui, même si c’est pour nourrir la douleur. Il n’existe ni principe ni vérité, se dit-il. La seule chose que l’étranger puisse faire est de survivre. Et je vais survivre. Je ne me laisserai pas piétiner par la peur. A cette heure de la nuit, plus personne ne rôde dans le village. Alors F. met ses chaussures et sort faire des repérages. Dehors, l’océan se fait non seulement sentir mais il se fait aussi entendre. La nuit est pourtant calme, belle, presque estivale. Rien à voir avec le sale temps de l’après-midi. Comme un halo de lumière, une brise caresse le visage de notre homme. Il se sent bien, seul. Il se sent en sécurité. Des étoiles fulminent dans le ciel. Un vieux habite la maison éclairée. Arrivé au niveau de sa propriété, F. l’aperçoit furtivement. Il est dans son salon. Il joue avec des serpents. F. baisse la tête et presse le pas.
Son corps s’affaiblit à mesure que le temps passe. Après une demi-heure de marche où il lui a semblé avoir fait à plusieurs reprises le tour de quelques rues, il aperçoit une lumière très blanche qui se détache de l’obscurité de la rue. Et plus F. se rapproche d’elle, plus cette lumière s’apparente à un magasin ouvert. C’est même une épicerie flambant neuve. Comme on ne peut en voir qu’aux Etats-Unis, songe F. dans un demi-sourire. Le décor est presque trop beau pour cet endroit. Tout paraît à sa place. Les vivres sont minutieusement rangés jusqu’au plafond, de même que les boissons. Et derrière la vitrine dédiée à la charcuterie locale se tient une jolie blonde qui regarde F. sans rien dire. Notre homme salue la jeune femme qui, surprise par cet étranger dans la nuit, se contente d’un geste de la tête. Ses traits trahissent l’angoisse. Surtout que l’homme qu’elle a devant ses yeux tremble de tout son corps. Il a faim et soif. Il le dit à la demoiselle qui, debout devant le téléphone, lui demande ce qu’il veut. A boire, répond F. Je ne vends pas d’alcool, monsieur. Je veux une boisson, s’impatiente F. N’importe laquelle. Une boisson et un sandwich. Tout en gardant le combiné dans la main, la femme lui propose les menus les plus variés. F. choisit ce qu’il voit en premier, de la charcuterie, du pain sandwich et un Coca. C’est au moment où il veut sortir son argent de sa poche qu’il se rappelle qu’il n’a plus rien. Que les jeunes lui ont volé son portefeuille. Un instant il pense même reconnaître les traits de l’un d’eux sur la jeune femme, comme s’il avait affaire à la sœur d’un de ses agresseurs. Et dès qu’il sort sa main vide, la blonde recule les aliments d’un tour de bras. Elle s’était vraisemblablement préparée à une telle éventualité, d’où la rapidité du geste. Un geste professionnel. D’un coup, elle a ramené les aliments vers elle. On a volé mon portefeuille cet après-midi, dit naïvement F. Le pire, c’est qu’il croit, dans l’état qu’il est, à une circonstance atténuante. Mais la jeune femme remet les produits sur les étagères et s’excuse de ne pouvoir faire quoique ce soit. Mais F. insiste. Il veut manger. Il a soif. Cela fait près de dix heures qu’il n’a rien mangé. Voyant l’homme trembler d’énervement, la femme lui assure calmement que l’épicerie reste ouverte toute la nuit. Il peut aller chercher son argent chez lui et revenir. F. répète qu’on lui a volé son portefeuille, c’est-à-dire tout son avoir. Mon argent, ma carte de crédit, tout. On m’a tout volé, vous comprenez ? Je comprends, dit la demoiselle. Je comprends. Mais elle ne fait rien. Elle comprend. C’est tout. Donnez-moi un sandwich, dit F. en haussant le ton. La jeune femme ne dit rien. Elle regarde F. On peut voir la peur dans son regard. Et lorsqu’elle s’apprête à composer un numéro de tél., F. saute sur elle, jette le combiné et commence à la frapper. Les coups de poing pleuvent sur le visage de la femme, sur le front surtout, il ne s’arrête pas, cet homme, il y va sans lésiner, il bat la femme comme on bat un tapis, avec toute la haine du désespoir. Il pourrait s’arrêter, mais il continue. Le démon danse avec lui. Alors il frappe, il ne fait que ça. Du sang coule du nez de la jeune femme. Son corps se tord. Elle commence à avoir des convulsions. Puis du sang gicle de sa bouche. Pris par la peur, F. sort de l’épicerie et s’enfuit dans la nuit.
Dans sa course, il perd un à un derrière lui son sang-froid, ses certitudes, son assurance. Il parvient à retrouver son gîte grâce à la lumière de la maison du vieux aux serpents. Mais dès qu’il rentre dans le salon, il sent qu’il n’est plus qu’une ombre. Et qu’il manque de tomber face au vertige que suscite cette ombre. L’énergie que lui ont pris les coups donnés et la course déchaînée fait vaciller son corps. Sans parler de la faim et de la peur. Il se penche vers le robinet en s’agrippant d’une main à l’évier. Il boit. Il boit un litre, peut-être plus. Il est encore tout essoufflé. Il mouille son visage. Il a chaud. Il brûle de l’intérieur. Il se change, sort dans le jardin noir et cache ses vêtements tachetés de sang derrière un buisson. Il les brûlera demain.
Des chiens aboient dans la nuit. Des chiens qui n’avaient pas aboyé de la nuit. Avant d’entrer dans le salon, F. s’arrête un instant devant la porte qui donne sur le jardin. Il écoute attentivement les chiens. Dans le lointain, les aboiements se mêlent aux éclats des vagues, et c’est comme si un mort criait à travers la nuit, comme si un mort criait jusqu’à faire tomber les étoiles. Et plus F. attend dans la nuit, plus il sent que les aboiements se rapprochent. Il rentre dans la maison et allume une cigarette. Il sait déjà qu’il ne pourra pas se rendormir. Il sait qu’il ne pourra pas faire grand-chose. Il sait que quand la mort nous flaire, elle a l’odeur d’un chien fidèle.
On entend à présent les aboiements depuis le salon. F. monte dans la chambre et tente de dormir. Mais les chiens semblent désormais aboyer autour de la maison. Notre homme se lève sans allumer la lumière. Il tire discrètement un pan du rideau et aperçoit un flambeau se rapprocher de sa maison. Puis il voit un autre flambeau, à quelques mètres, puis un autre, et un autre, et ainsi de suite. On dirait que tout le village s’est réveillé dans la nuit noire. Les villageois avancent vers la maison tout en la cernant. On peut apercevoir leurs visages jaunes sous les flambeaux. Ils retiennent leurs dogues qui sautent vers la maison de F. Ils retiennent encore leur haine. Ils ne vont pas tarder à la lâcher.
Lorsque F. entend les villageois frapper le heurtoir, il n’attend pas. Il sort de sa chambre à l’aveugle et prend l’escalier qui monte au grenier. Mais sans la lumière, et avec ces coups contre la porte qui deviennent de plus en plus vigoureux, il rate une marche et tombe quelque peu plus bas. Il se relève comme un vieillard dont le corps faible ne répond plus à la volonté de survie encore puissant. La fureur qu’on entend en bas se fait de plus en plus menaçante. Et entre les aboiements des chiens et les coups de pieds à la porte, il ne reste plus le moindre silence. C’est lorsque F. arrive au grenier qu’il entend la porte d’entrée céder aux coups des villageois. Ils sont en bas, ils lâchent leurs chiens. Ils crient l’étranger doit aller au ciel. Nous lui offrons une place dans les nuages. Il n’y sera pas à l’étroit.
En deux temps trois mouvements, F. ouvre le vasistas du grenier. Il sait qu’il joue sa vie. Ça lui traverse l’esprit en un millième de seconde. Il place ses avant-bras à travers le vasistas, prend appui sur quelques tuiles et tire tout son corps vers le haut, de sorte qu’il se retrouve presque couché sur le toit. De cette hauteur, le village sombre dans l’obscurité. On sent à nouveau l’océan et la nuit. F. s’agrippe aux tuiles pour ne pas tomber. Il ne sent plus son corps, ni son souffle. La seule chose qu’il veut, c’est fuir cette maison infestée par les villageois et les chiens. Fuir ce village infesté par la haine. Il descend du toit et saute dans le jardin. Il n’attend pas. Il se met à courir dans la nuit. Il court à travers nulle part. Il court pour sortir du néant. Il entend derrière lui les villageois et les chiens. Puis les chiens. Puis plus rien. Après une dizaine de minutes de course, il se met à marcher. Il n’en peut plus. Il entend seulement son cœur battre. A l’intérieur de son corps et à l’extérieur. Son cœur bat partout. Prend toute la place. Annule les autres bruits. Et quand ce cœur se calme au bout d’une dizaine de minutes, c’est le bruit de l’océan qu’il laisse entendre. L’océan qui est là, dans le noir. Devant F. Une plaine noire.
Il se rend compte qu’il a couru dans le sable. Sent les grains de sable qui se frottent entre ses orteils. Il enlève ses chaussures et ses chaussettes. Il s’approche de l’eau. Laisse le va-et-vient de l’eau mousseuse mouiller ses pieds. Il attend comme ça devant l’eau. Il regarde l’horizon noir. Les Etats-Unis sont là-bas, se dit-il.
Il se déshabille lentement. Il est tout en sueur. Nu. Il respire l’air. Les Etats-Unis, pense-t-il. Et il avance vers l’eau. C’est une eau froide, noire, et bruyante. Mais ça lui fait du bien. Ça lui fait beaucoup de bien. Les Etats-Unis sont là-bas, se répète-t-il. Et il lève la tête vers l’obscurité. Il sent la lourdeur de l’eau que son torse ouvre. Il entre dans l’océan noir. Il nage vers les Etats-Unis, il nage lentement, sereinement, avec résignation. Il nage, nage, nage jusqu’à en perdre conscience.
Au lever du soleil, des touristes retrouvent son cadavre échoué sur la plage.
 

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