— Paul Otchakovsky-Laurens

Je fais mes valises (2)

15 décembre 2010, 21h34 par Aiat Fayez

Quelques jours après avoir écrit un papier pour Libération, dans lequel j’expliquais que j’allais définitivement quitter la France à cause de la xénophobie ambiante, une amie hongroise à qui je fais part de ma lassitude me propose d’aller au plus vite, c’est-à-dire avant l’expiration de mon titre de séjour français, faire une demande de titre de séjour dans un autre pays. Elle n’est pas au courant de la difficulté des démarches administratives, elle lance l’idée comme ça, entre la poire et le fromage. Mais elle me rappelle quelques heures plus tard pour me demander si j’y ai repensé. Je lui avoue que non. J’essaie de lui expliquer mon désarroi, le besoin que j’ai de rester dans ce désarroi, d’aller pour ainsi dire à ma propre perte. Mais elle insiste, elle use d’une logique implacable pour me faire comprendre que je ne mesure pas la gravité de la situation, mais aussi pourquoi je ne mesure pas la gravité de la situation, pourquoi je me trompe en ne mesurant pas la gravité de la situation, pourquoi j’ai tort de me tromper en ne mesurant pas la gravité de la situation. Je n’ai rien à rajouter, j’élude, je bredouille. Nous en restons sur le fait que je vais y réfléchir. Mais je n’y réfléchis pas. J’ai la tête ailleurs. Je suis là mais en fait je suis déjà parti. Je suis déjà dans le pays natal. Elle me rappelle une nouvelle fois, me donne le numéro de téléphone d’un avocat hongrois spécialiste de l’immigration. Que je l’appelle pour lui exposer mon cas, je pourrais peut-être faire une demande de titre de séjour en Hongrie. Je n’ai plus la force de lui dire non. Très bien. Je vais l’appeler. Je contacte l’avocat, je lui explique tout, il me dit qu’il ne peut rien faire au téléphone, encore moins me promettre quelque chose. Je le savais. Nous convenons d’un rendez-vous pour le lendemain après-midi à Budapest. Je n’ai rien à perdre, je prends un billet d’avion, avec pour seule valise des documents, une valise bourrée de documents.
Dans le taxi qui me mène de l’aéroport au centre-ville de Budapest, le chauffeur remarque mon anglais teinté d’accent français : il me regarde dans le rétroviseur avec un sourire. «J’adore la France !», dit-il en français. Je souris. Mais il insiste. Il énumère les villes qu’il aimerait visiter. Il s’essaie à l’accent français. «Vive la France !» J’essaie de regarder l’extérieur, de retrouver le calme. Pendant un feu rouge, au centre-ville, deux femmes font la manche entre les voitures. Le chauffeur me regarde dans le rétroviseur : «Nous, on a les Tsiganes. Vous, vous avez les étrangers.» Je ne sais pourquoi je me sens obligé d’acquiescer vaguement de la tête. Je ne veux rien laisser transparaître, je veux qu’on arrive à destination le plus rapidement possible, c’est tout. Devant l’hôtel, j’ai droit à un chaleureux «Au revoir, cher monsieur.» Je lui laisse un pourboire conséquent, sans lui dire qu’il le reçoit d’un étranger.
L’avocat est un jeune aux cheveux blonds plaqués en arrière, regard rusé et gestes agiles : j’aurais pu deviner sa profession simplement en le voyant marcher dans la rue. Son anglais est parfait. Nous sommes sur la même longueur d’onde. Il est parfaitement au courant de la situation française, il sait que l’administration fait tout pour nuire aux étrangers. Il sait que les étrangers sont maltraités en France. «Pas simplement par l’administration, dis-je, mais par tous les Français.» Il me regarde droit dans les yeux. «Par 99% des Français», dis-je. Il me regarde toujours dans les yeux. Il n’est pas d’accord. Je sens qu’il me ramène à mon identité, à ma nationalité. «Les Français sont des gens civilisés», dit-il pour couper court à la discussion. Je n’insiste pas.

Je le retrouve le lendemain dans une ville proche de la frontière serbo-hongroise. Les bureaux des services de l’immigration où nous allons déposer mon dossier sont séparés de la préfecture. Nous entrons. Il n’y a personne dans la salle d’attente. A la fonctionnaire qui nous reçoit, l’avocat explique la situation. Je sens que je suis entre de bonnes mains, il parle plus posément que lorsqu’il parle avec moi, il a des gestes plus délicats, il est dans son élément, il a du talent : je lui fais confiance. Je me contente de sourire légèrement pour maintenir la sérénité du dialogue. Mais la fonctionnaire se tourne rapidement vers moi. Elle me pose une trentaine de questions en anglais. Réclame des documents, originaux ou photocopies, peu en comparaison de tout ce que j’ai l’habitude de donner, moi qui ai une certaine expérience en la matière. Elle les passe un à un sous le laser. Quand l’appareil met un temps à aller sur le voyant vert, elle remet le document pour s’assurer qu’il s’agit d’un vrai. Elle peut faire cela quatre fois d’affilée. Elle constate que j’ai suffisamment d’argent sur un compte bancaire pour tenir quelques années en Hongrie. Elle me demande ma profession, je réponds avec un trémolo dans la voix «writer». Elle ne dit rien. Mon avocat hausse les sourcils. Son visage se crispe légèrement. La fonctionnaire se retire dans une antichambre avec tous les documents. Nous l’attendons une dizaine de minutes en silence et elle revient avec un papier auquel je ne comprends rien. L’avocat m’explique : c’est un récépissé de demande de titre de séjour. Je signe le plus rapidement possible, de peur qu’elle change d’avis ou qu’elle me méprise soudain. Elle me donne le premier exemplaire et conserve le second pour elle. J’essaie de garder une expression neutre, je veux me montrer digne, mais j’ai l’impression qu’elle voit ma satisfaction.
Nous allons avec mon avocat prendre un café à proximité, dans un bar glauque mais beau, lumineux. Je souris à la serveuse qui fronce les sourcils, je vais lui donner un pourboire c’est sûr, j’aimerais savoir si elle a un souci, si je peux faire quoique ce soit. Mais elle paraît plus préoccupée par le besoin d’encaisser l’addition tout de suite qu’autre chose. Nous discutons un peu avec mon avocat, puis il regarde sa montre, il doit partir. Je lui donne la moitié de la somme faramineuse qu’il m’avait demandée pour suivre le dossier. Et lorsqu’il me dit qu’avec ce récépissé des services de l’immigration, je peux être sûr d’obtenir un titre de séjour hongrois, lorsqu’il se lève et me serre la main en me félicitant, je ne peux m’empêcher de le prendre dans mes bras, comme un vieil ami. Je le vois se diriger vers sa Porsche Cayenne : il part à Vienne pour voir un client. Je prends le train en partance pour Budapest.
J’ai l’intention de me faire plaisir. Je ne veux surtout pas me priver de quoique ce soit. A Budapest, je m’installe sur une avenue fréquentée, entre Astoria et Deak Ferenc Ter, et je commande un grand déjeuner avec une bière locale. Je déjeune en admirant les filles qui se baladent à quelques mètres de moi. Elles paraissent accessibles, humbles, quelque peu déroutées par l’Histoire, moins sûres d’elles que les femmes occidentales. C’est une modestie presque ontologique qui donne à leur beauté un teint tragique. Je reprends une bière. Le soleil de l’après-midi brille. Je sens mon corps apaisé. Lentement, je renais.
Plus je flâne dans cette ville, plus il me semble la connaître. Etrange impression de familiarité, d’intimité avec elle. Dans un éclair de lucidité, je me souviens que mon texte devait paraître dans Libération hier. Je me précipite d’une manière totalement absurde vers un kiosque. J’achète le journal, le feuillette et le vois. Les mains dans les poches, le journal sous le bras, je marche dans les rues avec un sentiment de triomphe secret.


Ce texte a été publié dans Libération, le 7 décembre 2010.

 

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