— Paul Otchakovsky-Laurens

Ecriture finale du deuxième livre - carnet de bord

23 mars 2011, 17h50 par Nina Yargekov

J’essaie d’être courageuse autant que faire se peut. De tirer les fils jusqu’au bout, tous les fils. Quitte à en couper certains ensuite, ce n’est pas le problème. Tant qu’ils ont été déroulés. C’est un livre de justice, au sens propre, au sens figuré.

J’avance. Parfois je freine volontairement, effrayée. La peur d’avoir fini. Que se passera-t-il alors ? Il est si bon parfois, encore, de rester dans le fantasme, dans le rêve du texte.

Entrée dans une nouvelle phase d’écriture. Fini le je me promène par-ci par-là j’ajoute des trucs. Non. Il faut l’attaquer chapitre par chapitre. Coin de mouchoir. Oui.

Dire « je » c’est être un porte-manteau. Prendre un personnage, accepter de l’endosser. De le porter. Il faut des gens, moi je vous le dis, il faut des gens dans cette société pour porter des personnages. Monachisme.

Quand je suis noyée, je réécris de mémoire. Dans l’espoir que le cerveau filtrera le plus important. Ou du moins qu’il filtrera tout court, ce qui déjà n’est pas si mal. Et puis c’est un peu ça le concept, le cerveau comme filtre, ma conscience comme cafetière littéraire, tout ça.
Souvent, j’effectue des sortes de grandes promenades longues et fatigantes. Je suis sur un passage, une section, un fragment donné. J’ai depuis des mois l’idée de comment ça se présentera. Mais il y a des trous, c’est bancal, quelque chose ne fonctionne pas. J’essaie, les unes après les autres, 173 autres façons d’agencer les choses. Après être allée au bout de chacune de ces impasses, j’en reviens à mon idée initiale, et cette fois ça marche. Sans doute s’est-elle enrichie, au passage, de ce que j’ai sans m’en apercevoir glissé dans mes poches au cours de mes randonnées cérébrales. En tout cas, c’est ce que je préfère me dire (rationalisation a posteriori).
J’essaie d’écrire un texte un peu plus épluché que le premier. Pas dépouillé. Épluché. Dépouillé ça veut dire sans ornement. Épluché ça veut dire sans la peau. C’est très différent. Épluché aussi parce qu’un des buts du texte est justement d’éplucher les yeux des gens avec un économe. Enfin des statues, mais c’est pareil, les gens sont des statues, voyez la subtile métaphore. J’épluche avec un économe, je suis bien outillée.

J’en suis au stade où c’est très très avancé et où il y a encore beaucoup beaucoup de travail. Je ne sais pas comment font ceux qui écrivent un roman en quelques mois, en moins d’un an. Je suis définitivement une fille qui écrit lentement, cela me frustre et j’aimerais bien me consoler en me disant que c’est parce que ce que je fais est exceptionnel, mais pour une raison qui m’échappe, je n’y parviens pas.

Quelques mois se sont écoulés. Maintenant je sais que je le tiens. Là. Il est là, ne m’échappera plus. Fait comme un rat. Il se débat encore, mais chaque jour je gagne du terrain. Chaque jour je cloue, je fixe, j’immobilise de façon définitive une partie de son corps qui jusque là était encore un peu instable, un peu gélatineuse. À la fin il sera complètement : amidonné.
Cette sensation particulière du texte qui devient matière, quand on est entré dedans vraiment. Impression de jouer aux legos. Jeux d’assemblage. J’empile les cubes, les blocs, les aligne et les fais s’entrechoquer, ça sonne juste, ça sonne faux, non un peu plus bas ce sera mieux. Ou encore la brasse, je nage dans le texte.
Je suis trop confiante. J’y crois énormément. Ce qui m’inquiète beaucoup, dans la mesure où plus on tombe de haut plus ça fait mal. Le chat dit que de toute façon, l’excitation (l’idée de faire un chef-d’oeuvre, tout ça) est un bon moteur pour maintenant, et que ce sera retombé au moment de la sortie, que j’aurai à ce moment le recul nécessaire. Peut-être.
Je continue mes conversations avec Alain Veinstein. Pendant Tuer Catherine je discutais tous les soir avec lui, il me posait des questions, ça me paraissait… Bon, maintenant c’est différent.
Il fait très chaud, toutefois si mon assureur pouvait faire quelque chose pour moi, ça m’arrangerait. Parce que le danger, quand même, c’est que je sorte un livre que j’estime être meilleur que le précédent mais qu’il marche moins bien et alors je serai victime d’une terrible injustice.

Blocage. Lire, manger. Risque de la pose.
14 juillet 2010. Ca se télescope un peu. J’avais dit à POL je rends pour le 15 juillet.
Souvent cette idée, je n’ai rien à perdre. Juste l’écriture. Ne pas mourir avant la fin du livre.
Je fume tellement qu’il m’arrive de penser à allumer une cigarette alors que j’en ai déjà une à la main.

Difficulté à rentrer dedans. Tous les jours. C’est rageant. Si c’était possible, je ne dormirais pas pendant une semaine, et je dormirais la suivante. Je gagnerais beaucoup de temps. Une fois dans le texte, quelle escargote, aussi. Quelle maniaque. J’aime bien quand c’est tout bien rangé. Il ne manque plus qu’une règle, un stylo rouge, pour faire des jolis encadrés. C’est très très contrôlé, maîtrisé.

Je suis terriblement démoralisée. Je suis épuisée, épuisée de tirer sur les fils, de forcer comme quand on s’étire les muscles, je n’ai plus de force, je voudrais arrêter maintenant, je ne peux plus le voir ce texte et pourtant je veux finir. Est-ce une bonne raison ? Est-ce que je ne suis pas en train de le gâcher ?
Il y a de bonnes choses, oui c’est vrai, mais certains passages, c’est plat, c’est inintéressant, il faut reprendre, le dire autrement, mais je ne trouve pas le chemin, je bute, et lasse, je laisse, tel quel, et me console, il y a de bons morceaux, que ce soit faible à tel endroit ne se verra pas trop, et j’ai honte de ces pensées minables, c’est tellement minable. Il faut que je dorme — demain, peut-être.
Tout ce que je peux faire c’est couper, raccourcir au maximum ces pages honteuses, mais il en restera toujours quelque chose, car il y a dans ces pages quelque chose que je veux dire, que je n’arrive pas à dire mais que je ne peux pas supprimer. C’est d’un plat…

J’ai l’impression d’écrire comme on coiffe des cheveux. D’abord démêler le gros. Puis repasser avec le peigne. Puis repasser avec le peigne. Puis repasser avec le peigne. Mille fois, le temps qu’il n’y ait plus aucun noeud, et que tout soit bien lissé. Parfois je m’y prends mal, je ré-emmêle, je crée un nouveau noeud, je tire sur les cheveux, ça fait mal, je m’acharne encore plus, je hurle de douleur. Et finalement je reprends le peigne, et tout doucement, patiemment, je démêle le noeud. Disons que pour moi écrire c’est ranger, mettre en ordre.

Je suis sur une partie difficile. Là où tout se joue. En tout cas il me semble. Je dis toujours ça.

Tout épuiser, utiliser tout le matériau. Pas balancé comme ça tel quel. Dix pages peuvent devenir une phrase, trois paragraphes un mot. Mais. Que chaque chose trouve sa place. C’est ça le but : tout poser, tout déposer. Le fardeau dans le livre. Ça explique peut-être que, toute jeune femme moderne que je sois, je n’arrive pas à être contente avec l’idée d’un texte sans livre. Le livre pèse, c’est le poids de la pierre ôtée.

Chaque soir sous la douche j’ai de grandes conversations avec des journalistes, des critiques littéraires. Je leur explique ma façon de travailler, cela les passionne. On se comprend bien. Un jour, nous publierons un livre d’entretiens.

Je suis fatiguée. Vidée. Je ne sais pas bien si j’ai encore toute ma tête.

Je suis désespérément lente. Je suis furieuse. Comment peut-on être aussi lente.

Je reprends espoir. J’ai retrouvé le plaisir, la joie. Il me semble encore possible de terminer à temps. Enfin dans le temps + 10 jours.

Beaucoup de retard, tout prend cinq fois plus de temps que prévu. À ce rythme…

Je jette un oeil dans le journal de deuil de Barthes. Je comprends que certains soient furax qu’il ait été publié. C’est du chantier, du matériau de construction. Comme diffuser les photos sans maquillage d’une sublime actrice, ça ne se fait pas.

Savoir quand c’est fini. C’est fini quand 1) il y a saturation, c’est-à-dire que je récris les mêmes idées sans m’en rendre compte, que je n’ai rien de plus à dire, 2) ça claque partout, j’ai coupé tout ce que je pouvais couper, développé tout ce que je devais développer, tiré sur tous les fils. Je suis désormais très, très près.

Je sens le texte rigide, dur. Il est fermé. Ne veut plus que j’y touche. Si je change quelque chose, ça se casse.

Whaou… Fini ?


 

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