— Paul Otchakovsky-Laurens

de la rigolade

14 novembre 2011, 20h39 par Charles Pennequin

nous étions des âmes simples, des petites âmes de pauvres, des petites gens, des gens de petite fortune, des âmes pas grandement compliquées, de la petite mitraille, de la misérable bière, du populo très tranquille, pas méchant pour un sou, du petit peuple sans soucis, nous étions des petites personnes pas compliquées du tout, pas bien finaudes non plus, car nous n'étions pas très futées, des futilités, des babioles, des bidules pour l'histoire, nous étions la petite histoire, le petit remuement, la vaguelette qui se meurt dans l'histoire, nous étions de la petite bière dans la vie historique, le petit mouvement de société, la petite pente mal dégrossie, la société sans classe, le mouvement pas cadré, des objets mal foutus et qui dérangent, de la bagatelle, de petits bibelots frivoles et mis de guingois, de la bricole pas passionnante, des sujets pas très affriolants, de petites badernes dans la civilisation, on parlait peu de nous, on parlait de nous mais pour rien dire de captivant, pour dire des sottises, car on ne pouvait rien sortir de nous, nous étions la petite sottise du temps, le petit cœur simple, pas compliqué, le petit cœur du temps historique et qui bat simplement, sans conséquence, sans une once de méchanceté, mais qui n'est jamais vraiment ravagé, qui bat sa petite mesure dans l'ombre des grands moments, des grandes décisions, des grands ravages, des grands coups de feu de l'histoire, nous étions de la petite graine qui saute sur un gros tambour, rien d'autre que de minuscules bâtons de riz qui dansent sur la grande peau, la grande peau du monde, nous n'étions pas de cette peau-là, nous n'avions que notre peau, notre petite peau et à l'intérieur nos frêles petits os, nos organes pas très folichons et nos sales petits viscères, nos malheureux excréments, nos foutues selles qui nous ressemblaient trait pour trait, tout au moins pour les grands de ce monde, nous étions les fèces des plus grands, nous sentions mauvais, nous empestions même, nous dérangions, nous étions le dérangement permanent, nous étions de toutes les époques, nous dérangions l'histoire avec nos paroles inintéressantes, nous avions nos bonnes blagues dans nos petites bouches, de petites histoires sans parole qui nous sortait du bec, pour tenir le coup, nos historiettes sans histoire et qui faisaient ricaner l'histoire, la vraie, car heureusement il y avait la vraie histoire, la grandeur, heureusement il y avait les grandes heures historiques, heureusement il y avait les coups de poing dans l'histoire, heureusement il y avait les cris historiques et non ces petits murmures indistincts, cette petite mousse hors du trou, ce petit parler crapotant, nous étions ceux qui grouillent tandis que les grandes mesures sonnaient l'heure, chaque heure fut sonnée sans nous, chaque heure de chaque société fut sonnée tandis que nous battions la campagne, la chamade, tandis que nous battions en retraite, apeurés et sourds aux discours et aux actes importants, chaque moment de chaque époque sociétale, chaque moment important, chaque mouvement décisif dans la civilisation se fit sans notre secours, on criait plutôt au secours en détalant, car nous n'étions pas de cette civilisation, nous comptions à peine dedans, de la piétaille, de la petite gonflette, une foultitude de gens modestes, un encombrement, une affluence sans influence, des sans grades qui vont à pied, car nous n'étions pas intéressants, on se passait de nous, nous n'étions que vilénies, ragots, commérages, injures aux grands hommes, nous n'étions que de la petite monnaie pour eux, une vaisselle de poche, un petit bruit qui dérange dans la vie, un persiflage, nous étions des rodomontades de vies, des glorioles, des menteries, des broderies de fanfarons, sans intérêt, nous étions de tous les baragouinages, de tous les bafouillages, on bouinait sans conscience nos langages, on flânait et on blablatait sans cesse, mais tout ça sans importance, on parlait sans frais, car nous étions dedans, certes, dans cette société, cette civilisation, mais pour faire la masse, pour faire un peu de relief, pour façonner un peu l'image avec nos corps, nos corps charriés dans des aventures qui n'étaient pas les nôtres, nos corps ballotés au loin du cadre, nos corps comme un pauvre paysage vu de loin, nous étions l'horizon mais pas le grand horizon, le vrai horizon fier que l'on pointe pour y aller, pas le grand horizon qui captive le grand homme, le grand et le vrai horizon désigné par la grandeur d'un être, la grandeur d'une âme, nous n'avions pas d'âme, nous étions le tourment mais sans âme, on tournoyait sans cesse, nous étions plutôt l'abîme même, plutôt que l'horizon, même l'abîme fut un trop grand mot pour nous, il a fallu nous débaptiser, nous étions la petite trouée, l'accident, un petit talweg, une flaque, la chose qu'il faut bien passer outre, la chose qu'il faudra bien traverser et passer outre, la chose qu'il faudra bien s'y soumettre un moment pour passer outre et aller de l'avant, nous n'étions pas de l'avant, nous étions de l'arrière, des arriérés d'arrières pays, le pays de l'arrière avec ses arriérés de paysans dedans, nous étions minuscules et non majuscules, nous étions de toutes les décisions mais sans le vouloir, sans même le savoir, nous étions emportés avec les grands mouvements de l'histoire mais sans être au courant, nous étions dans les courants mais comme des bouches qui parlent trop, qu'il faut taire, des bouches de trop à nourrir, et nous étions mis en demeure de vivre, il nous fallait vivoter l'instant, respirer ce qu'on nous disait gentiment de respirer, penser ce qu'on nous dictait gentiment de penser, si nous pouvions un tant soit peu penser, on accompagnait le mouvement, personne ne nous tenait au jus, nous ne savions même pas que nous vivions, nous étions les futurs morts, nous étions déjà morts mais pour le futur aussi, nous jouions toutes les scènes où il fallait jouer, on ne nous comptait pas, nous étions les figurants, les pantins de l'histoire historique, nous étions les porteurs d'eau de notre destinés, nous aurions pu ne pas être là, nous n'y étions d'ailleurs pas, juste pour porter l'eau, l'eau au moulin, le petit moulin de nos petites et misérables vies, nos petites et misérables vies sacrifiés, nos petits moments sans rien dedans, nos petites et sales manies pas bien intéressantes, nous n'étions pas intéressants, nous étions le désintéressement total, le désintéressement de tout ce qui intéresse, nous étions les petits moments sans gloire dans la grande gloire, la lumière, nous étions aveuglés, mais nous restions tout sombres, puis nous tombions dans l'oubli, nous étions l'oubli même, la petite parlotte sur laquelle il pleut, nous étions fins prêts pour la boue, car il pleuvait tout le temps sur nous, sur nos dires et nos racontars, sur nos devinettes pas bien méchantes, sur nos paroles sans aucun lendemain, nous étions comme des amours sans lendemain, des aventures sans saveurs, nous étions torchés à la va vite dans les siècles, comme une vieille rengaine, nous rabâchions sans cesse à travers les âges, on nous chantait des berceuses, des comptines, on nous baratinait tout le temps, nous étions tout ce baratin, la chansonnette stupide, le refrain niais du soir historique, nous étions de tous les siècles, les grands siècles qui ne nous ont jamais contemplés, nous étions dans l'histoire, sans aucun doute, mais vus du grand trou, le grand trou face à la grande montagne, nous clamions notre innocence à l'éminence des altitudes, nous chantions des louanges pour les hauteurs, nous bêlions face aux grands, puis nous repartions dans le trou, ce n'était même pas un grand trou, c'était le petit trou dans le grand trou, le vrai grand trou avec dedans le petit trou sans importance, la petite pente sans gravité, la rigole, nous n'étions pourtant pas rigolos, nous n'étions que de la rigolade, de la rigolade sans nom, voilà ce que nous étions.

 

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