— Paul Otchakovsky-Laurens

Duetto,Toute ma vie j’ai été une femme, de Leslie Kaplan

10 novembre 2009, 09h14 par Leslie Kaplan

Deux femmes sur scène, debout, assises, courant, s’arrêtant, en tas, en vrac, en sac, parlent, se parlent, énumèrent, légifèrent, s’interrogent, se demandent, nous demandent, se jugent, se jaugent : mais c’est quoi ? c’est vous, c’est nous, c’est depuis longtemps, c’est ici et maintenant. Deux femmes, mais “femme” n’est pas une catégorie ni un genre, c’est un point d’appui, concret, matériel, pour faire passer, faire circuler, des mots, des objets, des questions, des émotions. Ce qui circule, c’est l’abondance, tout ce surplus de la société, tout ce qu’on consomme, nourriture, sexe, spectacle, ce qu’on mange, ce qu’on se met, dans la tête, sur le corps, tous ces mots en trop, toute cette bêtise, toute cette pauvreté, toute cette absence, de quoi, de sens, de but, de liens, de rapports, de sentiments, toute cette présence en creux, tout ce vide qui déborde. No ideas but in things, disait William Carlos Williams, pas d’idées si ce n’est dans des choses, ici on pense avec des choses concrètes, des mots concrets, en situation et en dialogue, et le théâtre vient de cette façon. Le théâtre : une forme d’étonnement, l’étonnement de proférer des mots et des phrases, de les lancer devant soi et de les sentir voler, toucher, rebondir, l’étonnement devant le langage et ce qu’il y a dessous, devant la vie en somme, toute ma vie comme il est dit. Frédérique Loliée et Elise Vigier prennent la scène par le détail, minutieux, minuscule, majuscule, décalé, triste, terrible, et franchement comique, au présent, tout le temps au présent, elles donnent ce qui est requis au théâtre, cette présence à l’instant, elles peuvent le faire, elles ont une connaissance intime et très pratique de tous les aspects de la scène, et on a avec elles la sensation concrète pendant la représentation que tout est possible, que tout peut arriver. L’agencement des surprises n’est pas gratuit, il ne cherche pas un effet esthétique mais le maintien d’une pensée en éveil. Les images de Bruno Geslin sont des moments de suspens et de remise en mouvement, et les femmes-filles sont là, l’attention portée au travail des comédiens est une caractéristique du Théâtre des Lucioles, elles jouent et ne jouent pas, c’est très drôle et très sérieux cette histoire de trop et de pas assez, de tout et de rien, c’est politique, physique et métaphysique, c’est mettre en jeu la condition humaine : parler et être sexué, avoir des limites et être illimité, et ce qui se passe sur scène nous tire aux quatre coins de l’existence, destin et projet, et que faire, on n’a qu’une vie, elle est ici et maintenant, et alors quoi.

Leslie Kaplan avril 2008

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