— Paul Otchakovsky-Laurens

Je fais mes valises

19 octobre 2010, 08h31 par Aiat Fayez

Je fais mes valises. Je range mes affaires. Je débarrasse ce qui ne servira à rien. Je vends ce qui peut se vendre. J’emporte le minimum, qui est déjà de trop. J’aurai quatre valises en tout et pour tout. Ma vie se résume à quatre valises. À 31 ans. Dix ans après avoir foulé le sol français pour faire des études de philosophie. Le thésard abdique. Il n’a pas le temps de terminer sa thèse. Des aléas ont assiégé ses projets. Des aléas presque subjectifs. Des aléas que le thésard perçoit, que je perçois (pourquoi me cacher ? Par peur de qui maintenant que je suis derrière l’ordinateur ?) un peu partout autour de moi. Il y a d’abord le sentiment que l’opinion publique se durcit jour après jour. Puis il y a la constatation que les gens dans la rue me regardent autrement. Est-ce que j’ai changé pour qu’on me regarde ainsi ? Est-ce que j’ai physiquement changé ? Un accident m’a peut-être défiguré ? Une tentative de suicide a peut-être écrabouillé une partie de ma tête ? Qu’est-ce qui a changé sur mon visage pour qu’on m’observe de cette manière dans le métro, au supermarché, en librairie ? Pourquoi personne ne me regardait comme cela il y a dix ans ? Je pouvais m’asseoir sur un banc et fumer tranquillement une cigarette devant les passants. Je pouvais garder mon anonymat et descendre les Grands Boulevards dans l’air du printemps sans penser à rien. Mais tout a changé. Aujourd’hui, il y a trop d’yeux pour me toiser, trop de mépris pour pouvoir continuer à vivre ici. Ce sont cela, les aléas. S’il fallait choisir un terme, je dirais que c’est une atmosphère. Une pression que ressent l’étranger. Il ne la voit pas, il ne la touche pas, pourtant elle est partout. Il la ressent, il en fait les frais tous les jours. Au fond, ce n’est pas la pression qui est insoutenable, mais le fait qu’elle soit invisible.

Je regarde avec fascination d’anciennes photos. Je suis jaloux de ce jeune homme qui se balade dans Paris, en 2000, le sourire aux lèvres et le regard clair. Je suis jaloux de ce que j’étais. J’aimerais tirer cet homme de moi et l’enfiler comme un vêtement. J’aimerais redevenir léger. Ce n’est pourtant pas un hasard si je n’y parviens pas. Ce n’est pas un hasard si cet homme s’est dilué en moi. Il représentait la confiance que j’avais accordée à la France.

Je ne vais plus demander le renouvellement de mon titre de séjour annuel. Je ne veux plus rester ici. Je ne peux plus affronter le regard des Français. Je ne veux plus descendre sous terre pour demander un tampon qui prolonge de trois mois un récépissé de titre de séjour auquel je devrais avoir droit en temps normal. Je ne veux plus pointer à la préfecture tous les trimestres comme un voleur ou un violeur, uniquement parce que le chef d’État est xénophobe. Uniquement parce que le préfet retarde les délivrances de titres de séjour pour que vous n’obteniez le vôtre que lorsqu’il sera périmé.

Mais l’étranger a jusqu’au bout l’espoir d’un dénouement heureux. Il y a au fond de lui, malgré la lassitude, l’espoir que quelqu’un quelque part connaisse quelqu’un qui pourrait faire quelque chose. Et plus les jours passent, plus l’étranger doit se rendre à l’évidence. Les rares gens qu’il connaît et qui connaissent sa situation ne peuvent rien, ou si peu. Ils se lamentent sur son cas, ils pérorent. Puis ils s’en vont. Alors l’étranger prend pleinement conscience de la différence entre solitude et isolement.

Le 15 octobre 2010 sera une grande date. Une date qu’il faudra que je grave sur le calendrier de ma vie. Une date qui annonce un aller sans retour. Une date qui m’avise d’une fin dont je ne voulais pas. Une fin à laquelle je ne m’attendais pas. Une fin qui me fait peur mais à laquelle je suis en quelque sorte condamné. Je passe ces derniers jours en France dans un état de quasi-béatitude. C’est comme si je sortais littéralement de la scène de la vie, une sorte de profonde résignation m’a envahi, une certitude paisible du destin néfaste qui m’attend une fois rentré là où je n’ai jamais su être, là où j’ai toujours été un immigré de l’intérieur, dans mon propre pays. Je suis étranger en France et étranger dans mon propre pays. Et c’est ce pays natal dont je n’ose écrire le nom, que je voulais définitivement perdre, qui aura finalement raison de moi. J’en porte les traces sur mon visage, j’en ai la nationalité, le passeport, les nom et prénom qui me font rougir de colère, et la langue maternelle dont je ne suis pas le fils. J’en suis prisonnier.
En contactant la compagnie aérienne, je constate que mes bagages dépassent de beaucoup le poids autorisé. Le surplus à payer n’est pas négligeable. Aucun moyen d’avoir un rabais, évidemment. En reposant le combiné, je sens la fatigue envahir mes muscles. Je regarde mes valises, là, à côté de la porte d’entrée. Et je ne peux m’empêcher de penser à ce que disait Joseph Roth: «Ce n’est pas un hasard qui fait de nous des voyageurs avec colis encombrants.»

Ce texte a été publié dans Libération, le 14 octobre 2010.

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