— Paul Otchakovsky-Laurens

Absorbée

02 juin 2013, 09h29 par Célia Houdart

De la chambre que j'occupais chez mes parents, près de la place Pigalle, je pouvais voir un petit hôtel particulier avec un jardin de buis taillés à la française et un grand atelier. Nous habitions un dernier étage. J'aimais regarder l'atelier d'en face. Un lustre éclairait d'une lumière un peu blafarde le parquet et les murs bleu-vert. La maison appartenait à Maître Brieux. Un vieux professeur de danse, les cheveux teints en roux, qui donnait des cours à des élèves de l'Opéra de Paris ou à des fidèles. Je revois la baguette en bois rigide du vieux professeur qui rebondissait sur les fesses et les cuisses des jeunes gens lorsqu'il corrigeait leurs mouvements. Je trouvais étranges les silhouettes de ces garçons moulés dans leur collant gris tourterelle. Les filles au cou de cygne et à la mine de cachet d'aspirine. À la mort de maître Brieux, l'atelier est resté longtemps vide. Mais je continuais de l'observer. Je me tenais au même endroit, devant ma fenêtre, à la tombée du jour. Comme absorbée par le souvenir d'un spectacle qui n'avait plus lieu. Au sol, dans ma chambre, il y avait de la moquette épaisse vert pomme. Effet pelouse. C'était celle que j'avais tout de suite préférée chez Mondial Moquette.
Au cours de mon adolescence, ce point d'observation est progressivement devenu un endroit de rêverie et d'exploration intérieure. Je me mettais là et je pensais à une image ou à une chose qui me hantait. J'entrais dans des objets ou des sensations. Je revoyais des gestes en fondus enchaînés. Des scènes assez détaillées ont pris la place du cours de danse vieillot. Je me suis longtemps demandée, après coup, si ces moments traduisaient un état mélancolique, ou s'ils correspondaient à une manière d'être et de sentir que j'associe maintenant au fait d'écrire. Le regard soi-disant dans le vide. Confrontée à cette tentative, on pourrait peut-être la définir ainsi, d'approfondissement de la réalité.
Quand j'écris, cela commence souvent comme devant une scène vide, qui est peut-être une représentation de mon cerveau. Là se forment des images qui sont un mélange de souvenirs et d'invention. Je vois des détails, des plans très cadrés sur un visage. L'attention que je porte à ces éléments me happe et m'hypnotise. C'est un moment très troublant. Très physique, car mon regard contient mon corps. Égarant pour moi-même. Et mû en même temps par un désir de clarté, de netteté.

Enjoy the silence (extrait). Duo avec Mickaël Phelippeau. Concordan(s)e 2013.
 

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