— Paul Otchakovsky-Laurens

Taille d'hiver

25 avril 2017, 10h17 par Louise Desbrusses

tailler Flaubert en pièces est un plaisir.

tailler Flaubert, au sens propre : l'attaquer au cutter, la veille du premier jour de l'atelier avec les élèves de seconde. depuis quelques jours j'y pensais. le dimanche 22 janvier 2017, je suis passé à l'acte.

tailler Flaubert en pièces est un plaisir.

aujourd'hui : quand j'avais leur âge, 15 ou 16 ans, ça aurait été une transgression. punie sans doute.

tailler Flaubert en pièces est un plaisir.

résultat de l'opération au cutter un peu rouillé : 25 tranches de gustave, 23 pour les élèves, un pour la professeure de lettres, un pour moi. autant de petits bouts de la vieille édition de poche trouvée sur un marché, qu'il y a de participants. quoique. il en aurait fallu deux de plus, trois même, eu égard à l'investissement salutaire des enseignants documentaliste, d'art et de pao. passons. on ne peut pas penser à tout. surtout dans un geste de cette sorte : prémédité et spontané à la fois (s'il se peut).

tailler Flaubert en pièces est un plaisir.

et en plus c'est pratique, c'est même l'idée de départ, être pratique : comment se partager un roman à plusieurs sans avoir à le lire ou le relire (nous n'en aurions pas eu le temps, voire, pour certain.es, pas l'envie), sans avoir besoin d'en acheter des quantités astronomiques (au prix où ça coûte les livres, alors que l'auteur n'en verra pas la couleur et pour cause, il est mort depuis longtemps et c'est l'éditeur qui empoche les droits), sans avoir besoin de passer des heures à tourner des pages pour savoir où ça commence et quoi et qui va ou qui ne va pas ou ou ou.

tailler Flaubert en pièces est un plaisir.

et c'est simple : une coupe toutes les 16 pages à peu près et une distribution au hasard. presque au hasard. car certains ou certaines sont si certains et si certaines de ce qui dans le roman de Flaubert, résonne en elles, en eux, que le hasard est parfois assoupli.

tailler Flaubert en pièces est un plaisir.

un plaisir augmenté par l'anticipation de leur propre surprise : ça n'a pas manqué, quand j'ai sorti le Madame Bovary, charcuté, puis reconstitué, et stabilisé avec deux gros élastiques qui venaient de mes bottes de carottes bio du marché, il y a eu comme un flottement, une autre atmosphère soudain dans le CDI où nous étions installés parmi des livres non découpés en tranche. je ne sais pas ce qu'ils et elles ont pensé, je ne sais pas lire dans les pensées des autres et puis il y a eu sans doute autant de pensées différentes que de personnes présentes. je fais l'hypothèse quand même qu'ils et elles ont pensé de manière inhabituelle. ce qui est le minimum, non ? quand on invite un.e auteur.e au lycée.

tailler Flaubert en pièces est un plaisir.

mieux : c'est un geste qui vaut mille discours, c'est un geste qui fait gagner du temps, c'est un geste qui permet de se débarrasser d'un fardeau lourd à porter, celui du grand-écrivain-impossible-à-égaler. franchement, quelque soit votre âge, essayez d'écrire avec sur le dos un sac rempli de grands-écrivains-impossibles-à-égaler comme s'ils n'étaient pas des êtres humains comme vous, comme s'ils étaient sortis du ventre de leur mère avec leurs livres tout publiés sous le bras.

tailler Flaubert en pièces est un plaisir.

peut-être, mais une fois l'effet de surprise passé, vient la  question à laquelle nulle personne ne pénétrant dans une classe ne peut échapper : qu'est-ce qu'on va faire ? demandent les élèves.

comme je manque d'à propos (ce qui me sauve parfois la vie, vu les idées qui me traversent quand j'ai le temps) je ne réponds pas : sortez vos cutters, on va faire pareil avec les livres du CDI.

comme je manque d'à propos, je réponds platement : rien. on ne va rien faire. on ne va pas faire. on va faire autre chose. autre chose que faire. on va créer. et pour créer il faut pour commencer arrêter de faire. moi-même je ne fais rien. et je ne fais rien faire : je laisse venir.

car créer n'est pas produire.

car il s'agit d'autre chose.

car faire est… 

ou alors non, voilà (je reconstitue, bien sûr, ça ne s'est pas passé exactement comme ça, là je me donne le beau rôle, en vrai, je suis plus brouillonne) on va faire comme Emma : on va (ce qui dans le fond n'est pas faire) on va rêver, on va rêver les rêves des Emma de maintenant. parce que, je vous le demande : pourquoi écrire aujourd'hui les rêves de l'époque où les femmes étaient privées de droits juridiques à l'égal des mineurs et des criminels et des débiles mentaux, alors qu'on a des rêves plus grands à disposition ?

et puis aussi, on va faire comme Gustave qui aurait dit madame Bovary c'est moi, prétendant - mais moi j'en doute - s'être mis dans sa peau : on va se mettre (ce qui dans le fond n'est pas faire) se mettre dans la peau d'Emma (ou de Rodolphe ou Charles ou Berthe ou de Léon) aujourd'hui ici, pendant cet hiver 2017. on va faire comme Flaubert, qui prête ses mots à Emma, à Charles, Rodolphe, Berthe. on va leur prêter (ce qui dans le fond n'est pas faire) des mots et des rêves et des pensées et des choix et des actions, d'ici et d'aujourd'hui. on va faire mieux que Flaubert, on va même les dessiner : Emma c'est nous.

c'est pour cette raison qu'avant, avant vraiment, avant d'écrire, avant de dessiner, on va pour commencer faire comme Emma : d'abord on va rêver. ensuite on verra. on verra si cela peut se manifester sur une page ; une page qui peut-être s'ornera de textes collages dessins et de quelques morceaux retaillés dans les pages partagées de la vieille édition de poche trouvée sur un marché et tronçonnée au cutter rouillé le 22 janvier 2017.

tailler Flaubert est un plaisir.

le retailler aussi.

sortez vos cutters !

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