— Paul Otchakovsky-Laurens

Bulletin du Jordane Club

14 juin 2017, 21h11 par Jean-Benoît Puech

JORDANE CLUB

 

BULLETIN DE L’ASSOCIATION DES LECTEURS ET AMIS
DE BENJAMIN JORDANE

 

 

Séance du 2 mai 2017. Présents : Marianne Alphant, Jan Baetens, Jacky Couratier (président), Ariel Denis, Thierry Fourneau, Jean-Paul Hirsch, Pierre Lecœur, Michel Lhéritier, Fabrice Madre, Jean-Marie de Marelle, Michel Marmin, David Martens, Catherine Martin-Zay, Laurent Nunez, Paul Otchakovsky-Laurens, Dominique Pagnier, Stefan Prager, Dominique Rabaté, Anne Serre, François Souvay, Antoine Saulnier, Yves Savigny, Alix Tubman-Mary, Agnès Vedrenne.

Excusés : Diane de Bournazel, Béatrice Guéna, Jean-Paul Goux, Roger Leroy, Pierre Le-Tan, Jean-Didier Wagneur.

 

 

 

IDÉES DE NOUVELLES ET GERMES DE ROMANS,
UN TITRE TROMPEUR ?

 

 

Yves Savigny, président de séance, rappelle que le débat à l’ordre du jour concerne le carnet inédit de Benjamin Jordane intitulé Idées de nouvelles et germes de roman. Le président remercie Madame Benjamin Jordane d’avoir aimablement permis à nos amis Jean-Marie de Marelle et Stefan Prager de consulter les archives de l’écrivain conservées à La Taonière (commune de Saint-Simon, Cantal), et d’autoriser une publication confidentielle du carnet qui porte ce titre.

Yves Savigny évoque ensuite deux illustres prédécesseurs de Jordane dans le même genre d’écrits au statut littéraire parfois contesté, James et Hawthorne. James, la plupart du temps, notait dans des carnets un premier état de ses fictions. Le récit était déjà relativement développé, ou il se développait sous ses yeux, et il l’accompagnait de commentaires sur ce qu’il lui restait à accomplir, et sur la joie très vive de l’accomplissement, en s’adressant à lui-même comme à un vieil ami ou à un frère cadet. Hawthorne, au contraire, était d’une très grande concision, esquissant des récits en trois ou quatre phrases et enchaînant ses perles de fiction sans s’attarder sur les circonstances de leur découverte ou de leur invention.

Après ce rappel d’histoire littéraire, le président suggère que dans le cas de Jordane, on puisse envisager aussi l’invention d’un nouveau genre, le « résumé de roman », à moins qu’il ne s’inspire des singulières « nouvelles » de Jorge Luis Borges. Cependant, la plupart du temps, l’auteur des Fictions attribue les romans qu’il nous présente dans de brèves études à un auteur imaginaire, ce que Jordane ne fait jamais dans ses carnets. Puis Yves Savigny donne la parole à Jean-Marie de Marelle.

Notre collègue revient sur le titre du carnet de Jordane, calligraphié au stylo à plume dans l’angle extérieur droit de la couverture cartonnée : Idées de nouvelles et germes de roman. « Un tel titre annonce un recueil de notes brèves, voire de notations prises à la hâte, dans un moment d’inspiration, en vue d’éventuels développements ultérieurs, enrichissant le contenu à partir du résumé de l’intrigue. » Ici, plus qu’un style ou un thème, ne s’imposerait qu’un argument narratif.

Jean-Marie de Marelle reconnaît que certains textes de ce cahier se réduisent bel et bien à quelques lignes, et ne donnent que l’armature d’un récit à venir, un schéma, l’esquisse d’un schéma. Mais il insiste ensuite sur le fait que d’autres textes sont plus étendus, couvrant parfois jusqu’à quatre pages. Et que certains, surtout, ne semblent pas destinés à une reprise plus étoffée. Ils paraissent accomplis, bouclés, « pour ne pas dire fermés voire verrouillés ». Ils comportent même quelques descriptions, qui constituent des pauses dans la progression narrative, en des formules plus ou moins poétiques : « des manières de haïkus, sertis dans une prose vraisemblablement définitive ».

Notre collègue pense donc que si l’auteur n’a jamais développé ces « condensés », c’est qu’il estimait qu’ils se suffisaient à eux-mêmes, et laissait à notre imagination de lecteurs le plaisir d’une éventuelle expansion. À l’appui de son hypothèse, il invoque enfin le fait que les états préparatoires ont disparu et que les versions retrouvées sont manuscrites avec soin, à la suite l’une de l’autre.

Jean-Marie de Marelle conclut en suggérant que de ce point de vue, le titre du cahier est trompeur : les esquisses présumées sont très probablement, en réalité, des résumés achevés.

 

Le président remercie Jean-Marie de Marelle et donne la parole à Stefan Prager.

Notre collègue nous propose une interprétation partiellement opposée à celle de Jean-Marie de Marelle. Il s’agirait bien, ici, de simples projets, mais que leur auteur n’aurait pas développés parce qu’il ne lui semblaient pas dignes de l’être. C’est une note autographe au crayon, en marge de l’un des textes, qui a suggéré cette hypothèse à Stefan Prager : « Trop effet-sablier ! » proteste en effet Jordane lui-même en relisant L’Autre Dorchester. Plus lapidaire encore que le récit, son commentaire signifierait probablement que l’auteur était gêné par la symétrie des deux grandes parties de son scénario. Le renversement à mi-parcours donnerait à la narration « une forme harmonieuse, certes, mais artificielle ».

Stefan Prager ajoute qu’on retrouve une telle symétrie dans Le Fils du vainqueur, entre le meurtre du début et le sauvetage de la fin, comme entre abjection du malheureux Clagard et ascension du gracieux Walter, le Billy Budd de cette romance. Jordane aurait donc également renoncé à développer ce mini-récit pour en faire le roman scout qu’il avoue, dans son journal, avoir rêvé d’écrire dans sa jeunesse.

Notre collègue conclut en disant que les livres publiés par Jordane sont la partie émergée d’un iceberg dont la partie invisible est constituée d’inédits, tantôt achevés, tantôt inachevés, mais que leur auteur n’a jamais proposés à la publication parce qu’il les considérait comme des ratés.

 

À l’issue du débat animé et fructueux qui suit les deux interventions contradictoires, il est convenu de laisser, en définitive, nos amis lecteurs décider par eux-mêmes des intentions et appréciations de l’auteur. Jean-Marie de Marelle et Stefan Prager conviennent que Jordane empruntait souvent le point de vue du lecteur pour se comprendre un peu plus clairement que dans son « for intérieur ». L’écrivain prétendait, en effet, n’y avancer jamais qu’« à l’aveuglette », lorsqu’il n’en était pas « immédiatement exclu » par « cette étrange force centrifuge qui contraint le plus intime, voire le plus le secret de l’être, à se cacher en pleine lumière ».

 

La date de la prochaine rencontre est fixée au 30 octobre 2017. Le thème des interventions en sera : le journal de Jordane dans les années 1970 et 1980, et ses albums photographiques de la même époque. On parlera aussi de l’excursion prévue pour l’été prochain dans l’Allier et le Cantal.

 

Le secrétaire de séance : Antoine Saulnier

 

 

 

PATIENTS SOUVENIRS

 

 

Allemagne fédérale, 1975. Hans Berner, un jeune journaliste littéraire munichois, admire Wolfgang Whöner, écrivain oublié, mort en 1962. Whöner fut suspecté d’avoir été lié avec des nazis. Pourrait-il être réhabilité ? Hans rend visite à la compagne de Whöner, la baronne von Püchberg, qui vit retirée sur les bords du Bodensee, à Bad Schachen, près de Lindau. Elle avait trente ans en 1945. Après-midi d’été. Immeuble ultra-moderne, au bord du lac, dans une banlieue cossue. Vaste appartement clair-obscur, savant désordre, mélange très subtil de meubles anciens et contemporains, toiles de petits maîtres néo-réalistes. Bibliothèque. Terrasse. Voiliers lointains. Citronnade. Anecdotes. C’est une petite femme pointue mais douce et malicieuse. Wolfgang est mort pendant l’hiver 1962, lorsque le lac entier gela. Toute la ville glissait gaiement sur la glace scintillante. La baronne explique les liens du romancier avec le national-socialisme. Il voulait croire que l’appartenance à un même peuple est plus importante que la division sociale. La notion de « communauté nationale » lui permettait de rapprocher mentalement ses parents, car il avait beaucoup souffert, dans son adolescence, des antagonismes de leurs milieux respectifs. Il fut inquiété pendant l’occupation française, mais le général de Lattre intervint en voisin (il avait réquisitionné la villa Wacker). Cependant l’écrivain ne fut réédité que très discrètement. Souvenirs. Manuscrits. Inédits.

Ils sortent. Des drapeaux multicolores ondulent avec nonchalance. Des touristes débarquent d’un tout petit vapeur arrivant de Constance. Ils ont dû admirer l’immense panorama lors de la traversée, dans la pleine lumière de l’après-midi, car ils tournent le dos aux montagnes et au lac à présent presque blanc, et se pressent vers les palmes d’un grand hôtel.

Promenade sous les platanes. La vieille dame marche d’un bon pas à l’aide de cannes légères mais solides. Ils passent devant la villa qu’elle avait achetée et où elle a vécu longtemps avec Wolfgang. Piscines dans les parcs. Femmes jeunes et jolies. Golf miniature enfin, et soudain le chemin s’ouvre sur l’île, le pont, la ville de Lindau. Que de fois la baronne et Whöner ont flâné dans de tels paysages, avant qu’ils ne deviennent décors de dépliants pour distingués touristes ! L’écrivain pensait-il qu’un lecteur l’aimerait au point de le défendre contre les commerçants qui ont conquis le monde ? Au cœur de la vieille ville, dans une librairie que la baronne semble bien connaître, on photocopie des inédits précieux dont elle confie le double à son visiteur. Personne n’est venu depuis si longtemps ! On appelle un taxi. Le chauffeur courtois croit que notre ami est le petit-fils de l’aimable cliente.

Hans est descendu dans un « grand hôtel », non loin de l’immeuble à la longue silhouette de paquebot.

Dans les jardins, à l’écart, sous une tonnelle, une jeune femme est penchée sur une petite machine à écrire. Elle est célèbre. Hans la reconnaît, malgré ou à cause de ses lourdes lunettes noires. Elle est l’auteur de Patients souvenirs, un roman très populaire, traduit dans le monde entier. Laura Mortimer. Elle est venue par le bateau de Constance et vient de s’installer. Elle croit que Hans est le journaliste qu’elle attend. Le jeune homme lui explique qu’il est un admirateur de Wolfgang Whöner. Elle ne sait rien de cet écrivain. Elle va questionner son interlocuteur, mais un reporter arrive, guidé par un homme d’un certain âge, replet et empressé, l’agent littéraire de la romancière. Il parle allemand avec un accent américain. Hans s’éloigne. Plus tard, il voit les trois personnes se diriger vers le bar de l’hôtel.

Il songe à l’histoire qu’il écrirait, lui aussi, s’il en était capable. La baronne lui dirait qu’on est déjà venu en visite chez elle, après guerre. Elle se souviendrait mal. Un jeune éditeur américain. Elle lui aurait confié une copie d’un manuscrit, portant sur la couverture les initiales du titre. Il l’aurait renvoyé avec une lettre aimable expliquant que son style n’était pas assez souple pour qu’il soit publié. Il serait devenu l’agent littéraire de Laura Mortimer. Il lui aurait peut-être, même, suggéré l’intrigue de son patient roman, dont le succès a réalisé, à sa manière, la cohésion sociale rêvée par W.

Les vagues soulevées par un canot de course courent le long du mur de la haute terrasse dans l’espoir de trouver un passage accueillant, puis renoncent et retombent parmi leurs semblables. La surface s’apaise. Le lac étincelle de reflets mouvants.

 

 

 

THÈME DU MAÎTRE ET DU ZÉRO

 

 

Nouvelle-Angleterre, 196… Viril yankee aux cheveux ras, en chemisette Brooks Brothers. Jeune femme aux mèches auburn en maillot Jantzen. Petites maisons de bois à bow windows immaculés et clochetons guindés de la côte du Maine. Chris Craft ou Boston Whaler arrimé à l’ombre d’un bosquet de pins penché sur une crique de la Cusco Bay. Cris des oiseaux de mer. Garçon de treize ans avec penny loafers et sport bag assortis. Confort du foyer et des expéditions en profond mobile home dans les parcs nationaux. Autres oiseaux planant sur un ciel d’azur (et le soir rouge sang). Album photographique au vieux cuir poli par de mélancoliques manipulations, sur une table basse, dans un salon saumon. Longues baies coulissantes sur la terrasse endormie. Horizons intimes. Solides bagages dans un coffre vaste comme Grand Central. Barrières blanches le long des routes oubliées. Longue voiture aux flancs de bois (peut-être une fidèle Ford Woody Wagon) à l’entrée d’un ranch paisible, allongé sous sa couverture de feuilles mordorées. Large cheminée de pierres apparentes surmontée du lourd râtelier de chêne pour les carabines Henry sur le qui-vive. Matériel de pêche pour les torrents frétillants. Chasse au daim sur les collines, à la fin de l’été indien.

Tels seraient les décors, les accessoires, les masques et les mots de « Thème du maître et du zéro », nouvelle. En filigrane de cette énumération, dans son déroulement presque cinématographique, on devine l’intrigue que voici.

Dora, une jeune femme de la côte Nord-Est, lit dans Life que son père, Henry Lavielle, dont sa mère s’était séparée lorsqu’elle était enfant et qu’elle n’a pas connu, est mort glorieusement dans les combats de Long-San, au Vietnam. Il est célébré comme un héros par tous les médias. Il était l’un des meilleurs tireurs des Marines. Dora désire retrouver la ferme où il a grandi. Accompagnée de John P. Blind, son mari, et de Billy, leur fils, elle retrouve la ferme de sa famille, presque abandonnée dans le Massachusetts, et son oncle Peter Lavielle qui vit là loin du monde depuis plus de vingt ans.

Il ne lui dit pas que son frère aîné a pris son prénom et qu’il est parti à sa place (à lui, mobilisé) vers l’enfer du napalm et de l’héroïne. Une tête brûlée pressée de devenir une poignée de cendres dans une urne de terre sur une étagère rabotée et vernie affectueusement ? En fait, Peter devenu Henry voulait expier son crime : le meurtre de leur père, Hermann, une nuit de rage contre le tyran, qu’ils aimaient tous deux malgré sa violence et ses injustices depuis qu’il était veuf. Ce jour-là, Hermann s’en était pris à son fils cadet comme d’habitude, mais il avait aussi jeté au feu, dans la cheminée de pierres apparentes, les disques d’Elvis Presley que le petit garçon adorait. Son grand frère les avait rapportés de Surville, le bourg le plus proche, quelque temps plus tôt.

Avant de s’enrôler, l’aîné avait menacé son frère, s’il n’acceptait pas la substitution, d’avouer son parricide, maquillé en suicide, du père retrouvé dans l’étang par la police. Le lieutenant Andrew connaissait bien le disparu, son malheur, sa mélancolie, son alcoolisme.

Le frère survivant est le vrai Henry sans la gloire du tueur.

C’est donc son père que Dora retrouve dans la ferme du Massachusetts, mais il maintient la légende, il la confirme, et seul le lecteur connaît la vérité, à moins que John, le mari, discret mais perspicace (et qui sait ? capable de comprendre les frères dépossédés) soit le narrateur devenu omniscient. À moins qu’à l’occasion d’une journée de chasse à travers les collines, dans la cabane préférée des deux frères, près de la rivière où le renard peut fuir sans laisser de traces, Peter qui n’a pas eu de fils lui ait brusquement confié son secret trop lourd. Saura-t-il le garder (si cette hypothèse n’est pas invraisemblable) ?

 

 

 

L’AUTRE DORCHESTER

 

 

Londres, 1933. Un jeune journaliste, Christian Fyne (venu de Cambridge où son père était un fellow respecté), a fait de Sir Arthur Dorchester, le poète, dramaturge et romancier, son idole littéraire et un modèle dans ce qu’il nomme « l’art de vivre libre ». Il admire ses œuvres, mais également l’auteur et plus encore l’homme qui se cache derrière le personnage. Lorsqu’il l’a rencontré, puis en devenant peu à peu son familier (notamment lors de séjours au manoir des Dorchester dans le Sussex), il a été sensible à la vie que le gentleman-farmer mène en marge du monde en général et du milieu artistique en particulier, ainsi qu’à son entente avec son épouse. Le retrait de l’écrivain témoigne d’une capacité d’indépendance déjà affirmée par les personnages et par la forme même de son œuvre. Quant à l’harmonie du couple, elle console Christian de la mésentente de ses propres parents, dont il a beaucoup souffert dans son adolescence, et elle lui montre qu’on peut concilier la vie conjugale et la création (il diffère pourtant, quant à lui, ses fiançailles avec Elizabeth, une parente des Dorchester qui le préfère à des soupirants plus en vue, mais qui se suicidera peu après). Christian aime accompagner Arthur à la chasse. Lors d’une longue course à travers les collines, Arthur lui apprend qu’un jeune éditeur d’Oxford prépare sur son œuvre un livre d’hommage. Dorchester envisage de donner pour ce recueil un inédit (lui qui n’a plus publié depuis plusieurs années), mais il ne veut rien savoir des contributions projetées par ses admirateurs. Finalement, le recueil d’études ne paraît pas.

Après la mort d’Arthur, qui l’affecte profondément, Christian découvre chez un marchand de livres anciens et d’autographes de Lewes une lettre de Dorchester, qu’il achète. Puis le marchand exhume progressivement d’autres lettres que Christian acquiert à grand prix. Comment le libraire s’est-il procuré ces écrits intimes de l’écrivain ?

Christian constate que tout le lot est adressé à un certain Thomas Butcher, le jeune poète et critique qui voulait réaliser l’hommage à Dorchester. En lisant cette correspondance, il découvre pourquoi cet admirateur a finalement abandonné son projet. Dans une des premières lettres, l’écrivain dit à ce Thomas qu’il lui donnera un inédit et des documents personnels (lui qui ne voulait pas qu’on divulgue ne serait-ce que son portrait photographique). Puis il lui recommande des auteurs pour le cahier d’hommage et propose même un plan et une introduction « de l’éditeur ». Mais dans l’un de ses derniers courriers, il lui reproche d’avoir depuis toujours une liaison avec un certain John, le jeune homme qui les avait présentés l’un à l’autre (mais qui ne semble pas très recommandable), il annonce à Thomas qu’il ne lui donnera pas les inédits promis, et qu’il se désolidarise de son projet.

Les lettres révèlent donc que Dorchester a intrigué pour obtenir l’hommage qui devait lui être consacré, puis les faveurs de la critique. Les derniers billets pourraient même laisser croire qu’il a eu une liaison avec Thomas, sinon avec John. Et que ces aventures secrètes se sont mal terminées. Thomas fréquentait d’autres jeunes hommes du monde interlope de la capitale, bas-fonds ou haute société, dont Dorchester était jaloux. John aurait-il finalement hérité de tous les papiers de Thomas, son amant, et les aurait-il vendus au marchand ? Finalement, Christian comprend qu’il préfère son idéalisation d’Arthur Dorchester, il détruit les précieux papiers qu’il avait pourtant acquis au prix de certains sacrifices et il enterre secrètement les cendres dans un petit cimetière à l’abandon, près de Mecklenburg Square.

 

Christian déteste de longue date le monde auquel les Dorchester n’ont jamais cessé d’appartenir. Avant de se lier avec eux, le jeune journaliste avait plusieurs fois envisagé de partir pour l’URSS. Après la destruction des lettres du maître, il décide de revoir un vieil ami de son père qui peut le mettre en rapport avec un agent communiste. Il se confie bientôt à son nouvel interlocuteur : « Quitte à être instrumentalisé, je préfère l’être par la Révolution qui sert le prolétariat, que par les Dorchester qui l’ont exploité en toute impunité (jusqu’à présent). »

Deux ans plus tard, grâce à la puissante protection de son agent politique, il peut gagner l’URSS. Il devient professeur d’anglais à Moscou, puis dans une école de Pionniers privilégiés, en Crimée. Liev, l’un de ses élèves, en fait son modèle et presque son idole idéologique : Christian a quitté le monde du mal pour travailler au salut de l’humanité laborieuse.

Mais bientôt « l’Anglais » tombe malade et meurt. Un autre étudiant de Christian, condisciple et ami de Liev, lui confie qu’on l’avait chargé de surveiller leur maître. Après sa mort, préparant son studio pour un nouvel occupant, il a découvert un dossier de lettres adressées par l’exilé volontaire à une correspondante anglaise, Elizabeth. L’enquête a révélé que cette femme du monde, une parente des Dorchester, s’est suicidée des années plus tôt, juste avant le départ de Christian pour Moscou. L’Anglais écrivait à une morte, et il conservait ces feuillets, qui lui tenaient lieu de journal.

Les lettres dévoilent surtout que leur auteur ne s’est pas détaché des valeurs qu’il prétendait combattre. Il est même très critique envers le régime qui l’a accueilli. Il a la nostalgie des châteaux, des chasses, et même des chaumières de son pays perdu.

« Ton maître était un traître », murmure à Liev son condisciple, « et non le héros que tu imaginais » (ils sont sur la terrasse d’un palais devenu colonie de pionniers ; en bas, sur le rivage, des garçons et des filles en tenue de marin préparent les fameuses « Régates du Renouveau »). Liev s’empare des lettres de son ancien professeur, il les lit puis les brûle et il enterre les cendres. Plus tard, son ami lui dira qu’il a très bien agi, car Christian reste ainsi le transfuge modèle très utile à la cause de la Révolution.

 

 

 

LE FILS DU VAINQUEUR

 

 

Forêt-Noire. 1945. Aube de printemps. Chants des oiseaux qui rivalisent pour célébrer le printemps, les oiseaux, le chant. Rosée, couleurs, parfums, tendres feuillages, branches brisées, tapis d’écorces et bruissements. Un petit groupe de jeunes gens avance furtivement dans le sous-bois. Ils sont curieusement accoutrés. Trois ou quatre flottent dans des uniformes allemands. L’un d’entre eux porte un treillis américain. Un autre un casque britannique. Tous sont armés. Ils se fient aux gestes d’un chef à peine plus âgé qu’eux. Ils préparent une embuscade comme s’il s’agissait d’un grand jeu scout. Deux sapins abattus coupent en contrebas la petite route forestière. Jumelles. Moteurs. Les jeeps approchent. Équipement des Alliés. Soldats français, dont plus de la moitié sont des Nord-Africains. Vacarme tout à coup, rafales, dispersion. Peu à peu, malgré le terrain difficile, les plus aguerris (et les plus nombreux) l’emportent. Les plus jeunes qui n’ont pas pu s’enfuir sont faits prisonniers par les Français. L’adjudant Clagard, dont l’un des hommes est mort pendant l’affrontement, son ami Mostafa, gifle un adolescent qui l’a peut-être tué et dont le regard dit qu’il ne pactise pas. Il ordonne aux gamins, dans son allemand rudimentaire, de pousser les sapins pour dégager la route. Plus tard, les soldats de la Première Armée entrent bruyamment dans une clairière puis une ferme où une vieille mais forte femme élève des renards. Ils font halte avant la nuit. Clagard interroge tant bien que mal l’adolescent souffleté qui ne parle pas. Un autre jeune homme, qui ne fut pas moins courageux, confirme que la petite bande s’est engagée dans le « Werwolf », un mouvement de résistance improvisé in extremis pour lutter contre les envahisseurs venus d’Afrique et d’Amérique via la France. Un autre garçon nomme le plus farouche de ses camarades : Walter, Walter Freitag. Clagard veut le soumettre. Il le fait enfermer dans une cage vide près de celles des bêtes à la robe argentée mais à l’odeur sauvage, aux cris de crécelle, aux glapissements rauques. Le lendemain, l’ensemble du bataillon se regroupe dans un village proche de Constance puis entre dans la ville sans avoir à combattre. Clagard livre ses prisonniers au capitaine Fortin, qui est surpris de l’acharnement du sous-officier contre l’un d’entre eux. Clagard rappelle à son supérieur que ses prisonniers ne sont pas des militaires, mais des terroristes et des assassins. Rien ne prouve en tout cas que Walter soit le responsable de la mort du soldat tué dans l’embuscade, répond paisiblement Fortin. Tous sont détenus, à Luftbild, dans les baraquements d’une ancienne école de voile (die Baracken des Lagers Egg), en attendant que les forces d’occupation aient statué sur leur cas. Cependant, le commandant Fortin y fait venir sa femme et son fils qui a l’âge des jeunes « terroristes ». Ils s’installent dans une villa dont l’une des façades s’ouvre sur les bâtiments de l’ancien camp, mais l’autre sur le lac.

Un jour Walter s’échappe. Poursuivi par ses geôliers, il voit s’entrouvrir, non loin de la villa, sous les arbres, la porte d’un garage à bateaux où il s’engouffre sans hésiter. Il aperçoit dans le clair-obscur un garçon de son âge qui lui montre aussitôt des rames et une barque prête à prendre le large. Ils y sautent tous deux et s’éloignent au moment où deux soldats s’approchent et somment les fuyards de revenir sur la berge, sans toutefois oser tirer sur eux. Le complice inattendu fait comprendre à Walter, par gestes, qu’il est muet. Ils attendent la nuit pour accoster mais la police militaire les attend sur le rivage et les ramène à Luftbild. Le complice du prisonnier allemand n’est autre que le fils du commandant, Jean-François Fortin. Il peut parler, il n’est pas muet, sa langue est même bien pendue, mais il préfère souvent se taire, surtout lorsqu’il est en présence d’un double dont il ne sait pas la langue et qui l’intrigue autant que ses propres secrets. Walter lui aurait-il pardonné son silence à cause de son aide ? Les fugitifs sont enfermés dans l’une des chambres du grenier de la villa. Jean-François demande et obtient de leur gardien un dictionnaire français-allemand. Le petit livre lui permet d’expliquer à son compagnon qu’il est le fils d’un homme qui va pouvoir l’aider à retrouver les siens, peut-être même aider ses camarades de la Forêt-Noire. Le capitaine Fortin pense, comme la plupart des officiers français, qu’il faut confier la tâche de la dénazification en général et celle de la réinsertion des jeunes égarés aux autorités civiles et religieuses allemandes. Il est parfaitement bilingue et Walter libéré lui raconte son histoire, qu’il traduit pour Jean-François.

Il est le fils adoptif d’un couple bienveillant, les Theobald, qui possèdent une scierie à Simonswald, en Forêt-Noire, où il travaille déjà depuis plusieurs années. Hans, le fils unique des Theobald, chef des jeunesses hitlériennes dans leur région, était comme un grand frère pour lui. Il a été mobilisé en 1939 puis tué en Poméranie quand l’Armée Rouge est entrée en Allemagne. Peu après, Conrad, un autre ami de Hans, a incité Walter à s’engager dans le Werwolf pour venger la mort de leur héros. Walter et ses camarades ont donc tendu une embuscade contre un petit groupe de Français de la Première Armée, non loin de Fribourg. Walter ne comprend pas pourquoi l’adjudant Clagard l’accuse d’être l’assassin du seul soldat français tué dans l’affrontement et s’acharne contre lui. L’administrateur général Laffon, qui sait l’importance de la Forêt-Noire et de ses entreprises dans l’exploitation et la livraison de bois à la France, et qui sent que les sanctions de la dénazification dressent contre lui l’administration forestière, intervient en faveur de la libération du fils adoptif des Theobald. Il est décidé que Walter sera mis en observation pendant deux mois à Luftbild avant d’être renvoyé chez ses parents. Le commandant Fortin, chargé de l’action sociale et culturelle à Constance, propose aux deux prêtres catholiques qui viennent de créer une troupe scoute dans le Bade-Wurtemberg, Delpuech et Morgenstern, d’y intégrer Walter et Jean-François. Les deux garçons acceptent avec ardeur la proposition faite aux jeunes Français et aux jeunes Allemands qui composent leur patrouille, de participer avec des soldats du génie à la reconstruction d’un pont sur la Mürgau. Ils portent des treillis militaires et le Père Morgenstern lui-même les conduit en autocar (un véhicule américain, comme tout le matériel lourd des occupants) au camp improvisé sur une rive du fleuve.

Par une belle journée de juin, le capitaine Fortin vient en jeep de Constance pour visiter le camp, accompagné du Père Delpuech et d’un sous-officier. Le Père Morgenstern les accueille chaleureusement et les conduit sur la colline qui domine le chantier, sous les sapins. De leur poste d’observation, ils peuvent suivre l’évolution des travaux et les mouvements des bâtisseurs. Ils constatent que les scouts se conforment aux instructions qu’ils reçoivent des contremaîtres et participent activement à la construction. Mais tout à coup, sous leurs yeux, lors du déchargement d’une barge rangée près du caisson dressé au milieu de la rivière, un garçon est déséquilibré, précipité dans un tourbillon avec une partie de la cargaison, heurté par une pompe ou par une poutrelle. Aussitôt, cependant, un canot à moteur bondit vers le ballot qui flotte à la surface, un jeune homme plonge et ramène le corps sur la rive où la plupart des ouvriers s’empressent pour les recueillir. La victime est sauvée. Walter a repêché son ami Jean-François.

Les autorités décident que Walter Freitag, accusé sans preuves par l’adjudant Clagart de « terrorisme » et d’« assassinat », mais qui a sauvé la vie d’un jeune Français sous les yeux de nombreux témoins lors de la reconstruction d’un pont sur la Mürgau, et dont le travail à la scierie Theobald est utile au relèvement de l’Allemagne et à l’économie française, sera reconduit dans sa famille à Simonswald.

Dans le courant de l’année 1946, l’adjudant Clagart part pour l’Indochine. Jean-François, élève au lycée français de Baden-Baden, rend plusieurs fois visite à son ami de Simonswald. Ils vont à bicyclette jusqu’au lac Titisee. Leurs pas s’accordent au fil des randonnées dans l’Urwald farouche et familière. À l’automne, ils foulent des tapis de feuillages enflammés par le brasier caché au centre de la terre ou par les obscures pulsions des randonneurs ; et lorsqu’ils relèvent la tête, ils découvrent à travers les plus hautes ramures, au sommet des longs fûts tendus vers l’infini comme autant de colonnes d’un sanctuaire consacré à la pure lumière, le salut céleste. Jean-François est en passe de devenir poète. Walter hérite de la moto de son grand frère vénéré. Les deux amis chantent avec leurs camarades, à la veillée, dans les camps que les Pères organisent toujours pour les scouts de la troupe, à Glottertal et à Malans.

 

 

 

HORS COMMERCE OU LE VOYAGE D’HIVER

 

 

Blois, 1979-2017. Louis, adolescent farouche, écrit dans un grenier des récits qu’il ne lit qu’à son unique ami, le narrateur. Ce double fraternel l’incite à publier ces histoires qui le touchent. Louis finit par céder, il rencontre un lecteur d’édition à Paris et il devient en quelques années un écrivain célèbre. Mais en vieillissant, il se reproche d’avoir ainsi trahi ses rêves les plus chers et surtout son désir d’une vie hors des livres (sinon hors des mots). Son ami, au contraire, qui est devenu « publicitaire » à Lyon, n’a jamais montré, et encore moins vendu, une nouvelle qu’il avait écrite, lui aussi, dans les premiers temps de leur amitié : « Le Timbre volé ». Plus tard, les deux hommes se sont brouillés à cause d’un malentendu irrévocable. Avant de disparaître, Louis se tourne de nouveau vers son ami perdu, il lui écrit qu’il avait découvert, à l’époque, et qu’il a conservé depuis lors, le manuscrit de sa nouvelle « Le Timbre volé ». Il lui conseille, à son tour, de la publier. Est-ce une vengeance posthume, ou est-ce parce qu’il est convaincu que ce récit résistera à sa divulgation et qu’il ne perdra rien de sa puissance secrète en devenant public ?

 

 

Autre version

 

Un publicitaire de Lyon apprend par la mère de son meilleur ami de jeunesse, Louis, devenu romancier à succès, et dont il s’est éloigné, qu’il s’est suicidé. Il va seul à Blois, en voiture, chercher dans la chambre de Louis une lettre qu’il a laissée pour lui. Voyage d’hiver. Souvenirs d’amitié. Par écrit, le mort incite son double perdu, dont il a lu autrefois un récit de jeunesse, à le publier, parce que ce texte lui semble plus fidèle à leur rêve d’adolescents que toute son œuvre à lui, l’écrivain. Quel rêve ? Vivre hors commerce.

 

 

 

 

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