— Paul Otchakovsky-Laurens

Copenhague (19-23 mars 2018)

26 juin 2018, 21h13 par Paul Fournel

Copenhague est une petite capitale parfaite qui mérite d’être visitée par beau temps. C’est pour cette raison, sans doute, que j’y passe les deux derniers jours de l’hiver et le premier du printemps. La ville est encore blanche de neige mais le ciel s’est mis au bleu et il fait très froid. Les rues sont découpées par les couteaux du vent du nord qui descend du pôle, en voisin. Là où il souffle, l’eau gèle dans les canaux et on relève le col qu’on portait déjà haut. La protection des oreilles est obligatoire et la chaussette doit, de préférence, être tricotée à la main au coin du feu.

Le vent du nord a des doigts petits et fins qu’il glisse par la moindre anfractuosité de votre tenue. C’est câlin mais c’est glacé et, de petit câlin en petit câlin, vous vous retrouvez vite pétrifié. Vous devenez alors la providence et la proie des cafés et autres grands magasins.

Le vélo danois inspire la dignité. Le guidon monté haut, la selle très avancée donnent l’impression que l’on fait du vélo debout. Le contraire absolu du vulgaire « baisse la tête tu auras l’air d’un coureur ». Cette figure de compétition et de hâte n’existe pas dans le vélo urbain. Mon allure sera l’allure de l’autre et rien ne viendra briser la marche majestueuse de l’interminable file des cyclistes danois. Avant de tourner, je tends la main vers le bas. Avant de ralentir je lève la main gauche. Je m’arrête aux feux rouges. Je respecte les piétons car je veux que les voitures me respectent à leur tour. Lesquelles entendent bien être respectées par les camions. Tout cela dans une élégante raideur corporelle qui est un défi à l’aérodynamique.

Les danoises et les danois sont grands. Très grands. J’ai l’impression d’avoir toujours les yeux levés vers leur regard bleu.

Mon ami Jean-Paul m’a mis en garde avant mon départ et m’a recommandé de ne pas regarder les jolies jeunes cyclistes dans les yeux. Elles peuvent gifler si on les regarde, me dit-il. Comme il a l’air de parler d’expérience, je vais les yeux baissés. Maintenant qu’on révise la carte du tendre sur le modèle du casier judiciaire, il convient d’être prudent. De toute façon, elles sont tellement haut perchées que pour les regarder il me faudrait sauter.

Étant piétonnier, le centre ville est plein de piétons. J’y croise un petit garçon emmitouflé dans sa poussette. Il porte un anorak, un capuchon et ses jambes sont serrées dans une couette. C’est l’heure du goûter. Dans la main gauche, il tient un petit carton de jus de fruit d’où sort une paille. Dans la droite, brandie comme un sceptre, une saucisse grillée dans laquelle il croque. C’est un peu graisseux mais tout à fait royal.

Un magasin de vêtements affiche clairement en grosse lettres blanches son tempérament rock sur sa vitrine : « In a world of Biebers, be a Cash ! » avec une photo du grand Johnny Cash en banane, guitare et costard noir.

Depuis qu’il est mort, il y a quelques semaines, le Prince Henrik est moins sujet aux quolibets des danois. On le prendrait presque au sérieux et sa poésie retrouverait grâce aux yeux des lecteurs... Elle n’est pas si mauvaise sa poésie. Je me souviens d’avoir lu avec lui et mes amis oulipiens lors d’un voyage ici même, en 2010. Sur la scène, nous étions assis d’un côté tous les cinq sur des chaises et le Prince trônait dans un fauteuil de l’autre côté. Son aide de camp en uniforme, se tenait au garde à vous et lui faisait passer ses livres ouverts à la bonne page. Et il lisait comme il avait insisté pour le faire.

Christiana, le quartier alternatif est consternant. La rue des dealers est d’une tristesse lourdasse. On se dit que le temps n’a pas choisi le meilleur moment pour s’y arrêter. Des hippies congelés dans leurs costumes, leur crasse et leurs attitudes, proposent des drogues diverses sur leurs petits étals. Ils leur donne des noms de fruits. Ils regardent le passant de travers, comme si leur commerce était encore frappé d’interdit.

On dit que la société danoise est une des plus égalitaires du monde. Il y aurait peu de très riches et peu de très pauvres. Si on excepte les accordéonistes roumains qui jouent dans les rues (en mitaines ou en gants) qui ont un chapeau posé sur le trottoir, on ne voit pas de quémandeurs.

Il est impossible de se faire une idée statistique simplement en se baladant, mais je peux attester que chacune et chacun possède bien un anorak et un vélo, objets de première nécessité danoise.

Raté ! La fête foraine du Tivoli, en plein centre ville, n’ouvrira ses portes que dans trois jours, après son hibernation. A l’intérieur, on s’agite, on récure, on nettoie, on huile et on graisse. Mais pour le touriste pas question de s’offrir un vertige.

Au coin de la rue, nous voici bloqués par un grand landau à 4 places. Quatre bambins y sont disposés aux quatre coins. Ils portent un bonnet individuel et partagent une couette collective. Ils sont calmes et roses. Nous devrions adopter cet équipage en France pour préparer nos jeunes à voyager un jour dans le célèbre et redoutable « carré » du TGV.

Pendant plusieurs années, la maison Noma, qui n’existe plus, a été élue « meilleur restaurant du monde », louée pour sa cuisine moderne, inventive, et sa relecture du patrimoine culinaire nordique (à des prix étoilés).

Mais c’est bien depuis 1877, que le meilleur restaurant de Copenhague reste Schonnemann. Il y a là un vrai génie du lieu et de la tradition non revisitée. On descend quelques marches et on tombe directement sur le bar où vous attend un orgue de bouteilles d’Aquavit multicolore et rétro éclairé. Le décor est parfaitement nordique, bois et vert, le plafond est bas, l’atmosphère est chaude. Les salles sont pleines, les tables sont blanches, les garçons en longs tabliers noirs gardent le sourire et, par la petite fenêtre on voit qu’en cuisine, on ne s’endort pas sur la tartine. La pompe à bière pompe et pompe, comme un Shadock (O barré).

La France que nous avons laissée derrière nous pour quelques jours a fait une brutale irruption dans notre voyage. La grève bloque les aéroports et notre vol de retour est annulé. Pour le remplacer, la compagnie nous propose de rester un jour et demi de plus à Copenhague puis de rentrer à Paris après une très courte nuit à Barcelone! Je fais délicatement savoir à la dame que ce n’est pas le chemin le plus direct, mais elle me remet dare-dare à ma place de voyageur.

Ah, au fait, la vie est très chère à Copenhague.

Pour célébrer la fête de la francophonie dont le thème était, cette année, le sport, j’avais choisi de présenter des textes en français-cycliste et je proposais à l’auditoire de bien vouloir en assurer la traduction en français piéton. Pour le premier de mes deux textes, un danois s’est acquitté de la tâche avec sérieux et compétence. Cet homme connaissait son vélo. Pour le deuxième, ma surprise a été énorme de voir venir à moi Catherine Marsal elle-même! Championne du monde sur route en 1990, maillot jaune du Tour de la CEE (Tour de France féminin) en 1993, avec un palmarès long comme le bras, coincé entre celui de l’inoxydable Janie Longo et de la brillante Leontin Van Morsel. Devenue entraîneuse des équipes nationales féminines du Danemark, elle n’avait rien perdu de son parler-peloton et elle put sans effort apparent passer son grand braquet pour en remettre une couche.

À l’occasion de cette fête de la francophonie, Madame l’Ambassadeur du Maroc faisait passer un message à l’oreille de l’Ambassadeure du Burkina qui se penchait à son tour à l’oreille de l’Ambassadrice du Mali, juste avant que l’Ambassadeur du Bénin ne fasse le discours de clôture et que l’ambassadeur de Suisse ne regagne son vélo.

Le buffet francophone qui a suivi les travaux était une occasion unique de déguster des pâtisseries marocaines arrosées de tsuica roumaine, des fallafels libanais avec le jambon d’Auvergne, la Cuvée du Président avec la féta, le mafé avec la raclette suisse.

Les rues sont calmes. Il y a grand-monde mais personne ne semble se hâter. Le pas et l’humeur sont égaux. Flâner repose.

Souvent les boutiques se trouvent en contrebas de la rue dans des sortes de « basements » à l’anglaise. Pour regarder les vitrines il convient donc de baisser les yeux. Si on veut avoir une idée de ce qui se passe à l’intérieur, il faut se pencher. Le lèche vitrine est un petit sport d’assouplissement.

La petite sirène se mérite. On la tient un peu à l’écart, au bout d’une promenade, protégée par d’anciennes fortifications. Elle pose sur son rocher de granit à demi étendue. Son maintien est modeste, ainsi que sa mise grise qui peine à trancher sur le fond de l’eau grise elle aussi. Une tache de neige lui rafraîchit la queue. Il paraît qu’aux pieds près, elle ressemble à la femme de son sculpteur. Elle est un petit emblème, une star sans éclat. Songeuse et humble, on la dirait sortie d’un conte.

Il y a, au centre ville, un endroit nommé le « Boule bar ». Il s’agit du plus grand pétancodrome couvert que j’ai vu de ma vie. L’endroit est comme un bar-restaurant avec, sur deux étages, seize boulodromes en sable et gravier où on peut jouer comme sous les platanes à Marseille. Tout au long de la partie on vous sert du saucisson et du pastis. Les joueurs les plus prévoyants ont un Ricard à chaque bout de la piste pour ne pas avoir à arpenter le terrain. Ceux qui tiennent à garder leur couleur locale ont droit à la bière quand même. Mais l’un ne semble pas empêcher l’autre.

Mon éditeur, le charmant Casper, dont la maison se nomme, sans douleur, « Forlaget Bobo » est également libraire et restaurateur. Il sert à manger parmi les livres et les produits d’épicerie français. Lorsqu’il publie un livre, on se serre un peu à l’étage et on bavarde avec les lecteurs. Pour mon « Anquetil het alène » il y a un juste dosage de cyclistes et d’amateurs de littérature. Sans doute des amis de Steen qui m’interroge. Dans un coin, je repère un colosse à lunettes noires qui semble bien attentif. On me le présente : c’est un champion paralympique, médaille d’or en brasse. Il est aveugle, « mais pas sourd » précise-t-il.

Dans le monstrueux hôtel AC, constitué de deux tours penchées et blanches, perdues au milieu des hangars entre l’aéroport et la ville, se retrouvent les âmes perdues de l’aviation civile. Avec nous des équipes entières de jeunes athlètes en rupture de tournois. On les reconnaît à leur carrure et à leurs ticheurtes uniformes. Après enquête, les garçons composent l’équipe luxembourgeoise de volley-ball des moins de vingt ans. Pour les filles, la relation verbale est plus difficile. Elles sont slovènes. Je fais donc un geste de volley-ball à l’une d’entre elle et elle me répond par un geste péremptoire de hand-ball. Nous nous sommes compris.

Au restaurant, la serveuse est formelle : elle veut que je goûte l’Aquavit, autrement nommé Snaps. Mais à ses conditions : ni avant, ni après le repas mais en même temps que la nourriture et la bière. Sans doute a-t-elle peur que je tombe en coma éthylique entre ses tables. Il ne reste plus qu’à choisir entre les 400 différents Aquavit que la maison propose. Ce sera celui au citron et au piment à cause du poisson.

Le smørrebrød est le plat de base. On le connait internationalement sous le nom de « open face sandwich ». Objectivement, il est pourtant l’exact contraire d’un sandwich. Il s’agit bien plutôt d’une tartine. On pose une belle tranche de pain noir aux céréales sur l’assiette, on la beurre et on dispose dessus tout ce que l’imagination et le garde-manger peuvent inventer : du hareng par exemple. Avec de l’œuf, de la verdure, de la mayonnaise rose et sucrée, des baies rouges, du fromage... Les mauvaises langues disent qu’on ne sert que du hareng, c’est faux, il y a aussi du saumon.

Parfois, dans la détresse, on se montre idiot. La dame des informations de l’aéroport n’était pas dans la détresse, elle, mais moi, oui. Aussi, lorsqu’elle m’a conseillé de prendre le train, je l’ai crue et je me suis précipité vers la gare. Après tout, l’idée d’un petit voyage ferroviaire vers Paris me semblait bonne.

Les messieurs en uniforme rouge de la compagnie, eux, étaient gentils mais moins enthousiastes. «  Il faut compter une bonne quinzaine d’heures, plus les attentes aux correspondances. Et puis de toute façon, la SNCF est en grève, elle aussi, et cela ne vous aidera pas à regagner Paris. Et puis c’est cher… »

Les danois se disent heureux et font ce qu’il faut pour l’être. Dès l’école élémentaire on donne aux enfants des cours d’empathie et on leur enseigne à quoi servent les impôts et pourquoi il convient de les payer fidèlement. On leur inculque aussi la culture du bonheur. Cette pratique d’un bonheur simple se nomme le Hygge (prononcez « hugueu »). Elle a été dictée au fil des ans par les longs hivers sombres qui invitent au confort, au cocon, aux bougies et aux amis du coin du feu, un petit verre à la main. Devinez un verre de quoi.

Ayant fait l’acquisition d’une boule à l’intérieur de laquelle il neigera éternellement sur la petite sirène, j’estime emporter avec moi un morceau précieux de Copenhague. J’ai également un butin de chaussettes chaudes et une bouteille d’Aquavit pour le gravlax qui feront un moins lointain usage.

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