— Paul Otchakovsky-Laurens

Disparitions des morts

21 avril 2020, 22h12 par Louise Desbrusses

Suite à la création du ministère du Mieux-Être, les gens ont enfin cessé de mourir. Ils étaient désormais, selon les textes en vigueur "dématérialisés". Plus d'agonie, plus de funérailles, de crémation ou d'enterrement. A la place, les proches recevaient une clef USB ou un disque dur, selon le degré d'activité des défunt.es sur les réseaux sociaux, qui leur permettait d'acheter ou louer un avatar numérique d'une qualité plus ou moins bonne selon leurs moyens et l'intensité du deuil qu'ils traversaient. Comme le confinement était devenu la règle à chaque mutation du virus et que le reste du temps les sorties étaient règlementées de manière à sauver l'Économie, ça ne changeait pas grand-chose sauf pour celles et ceux qui vivaient ensemble et dans ce cas, apprendre à vivre avec l'avatar de votre partenaire était mieux que rien.

Ont d'abord été dématérialisés au prétexte de l'épidémie, dans la plus grande indifférence, chacun étant occupé à faire tourner à vive allure les chaines de production, les malades, les handicapé.es, les personnes âgées, les folles, les fous, les faibles qui avaient survécu au virus. Ont suivi celles et ceux qui d'une manière trop visible, nuisaient à l'euphorie artificielle générée par les industries de l'information et du divertissement, euphorie considérée comme nécessaire pour que les e-citoyen.nes, comme on les appelait désormais, gardent le moral et continuent à travailler dur et à consommer dur pour sauver l'Économie. Un jour ils étaient là. Et le lendemain plus. Après tout il devait bien y avoir une raison pour que ça se passe ainsi, se disaient leurs voisin.es dans le cas, plutôt rare, où les voisin.es remarquaient la disparition d'un.e protestataire en excellente santé.

En réalité, tout le monde ou presque s'est habitué à la nouvelle situation, et plutôt vite. Remplacer la mort par une dématérialisation a été vite perçu comme une avancée de la Science. La mort, c'est plutôt rabat-joie, non ? qui veut en entendre parler ? qui veut y penser ? et surtout : qui veut avoir à faire à elle ? Les études du ministère du Mieux-Être, ont très vite confirmé par ailleurs que la dématérialisation était la protection la plus efficace contre les contaminations entre e-citoyens. En résumé, il suffisait d'être en bonne santé, de rester chez soi et de ne rien avoir à se reprocher pour que ça se passe bien. L'écrasante majorité partageait l'engouement des chroniqueurs pour ce progrès majeur de l'humanité salué en Une du quotidien officiel par ce titre en grosse lettre : "La fin de la mort".

Certes, quelques excentriques auraient souhaité pouvoir, entre deux périodes de confinement, se rendre à l'hôpital au chevet d'un.e parent.e, d'un.e ami.e en cours de dématérialisation, ou avoir une tombe sur laquelle se recueillir, plutôt que ce petit tas de données dont le recueil était, pour les plus pauvres, fait à la va vite, ouvrant des droits à la création d'un avatar. Mais ça ne durait pas. Ou bien elles s'habituaient, se résignaient, apprenaient à faire avec. Ou bien, si l'adaptation était impossible elles finissaient un jour ou l'autre par faire une dépression. Leur système immunitaire était alors si affaibli qu'elles finissaient par être contaminées et à leur tour dématérialisées. Ça décourageait les vocations.

Les cimetières eux-mêmes disparurent pour laisser place à des activités rentables. Les gouvernants qui ne légiféraient plus que par ordonnances dans le but, disaient-ils d'assurer efficacement la sécurité de tous, et qui répondaient, disaient-ils aussi, à la démagogie par la pédagogie, avaient expliqué qu'il était de toute façon impossible de réserver un espace suffisant pour les tombes de plus de 7 milliards d'individus devenus improductifs par voie de matérialisation, et qu'agir autrement serait faire insulte aux e-citoyens qui consacraient tout leur temps et toute leur énergie à l'indispensable sauvetage de l'Économie.

De rares opposant.es ont tenté d'empêcher le démantèlement des maisons des morts, mais ça n'a pas duré. Être d'un avis contraire suscitait l'hostilité. Mettre en péril l'Économie pour sauver quelques ossements et fleurs en porcelaine ébréchées, scandalisait l'opinion, selon les chroniqueurs proches du pouvoir qui en faisait le thème de soirée débat. Il y eu des volontaires, que nul n'avait sollicités, pour venir donner un coup de main aux équipes qui s'afféraient pour effacer les champs des morts désaffectés et les transformer en data centers. Les personnels des pompes funèbres et des cimetières, privés d'emplois et dont les compétences étaient devenues inutiles ont été rapidement reclassés dans la nouvelle industrie, florissante et génératrice d'emplois, de la dématérialisation. Tout est rentré dans l'ordre rapidement.

Il faut dire qu'en quelques semaines, au début de la première crise sanitaire, avec la complicité des médias aux mains des puissants, les gouvernements avaient réussi le tour de force de faire croire à la presque totalité de la population qu'elle était en danger de mort imminente, alors que parmi les personnes touchées, seules 2% mourraient. La peur d'une improbable contamination létale avait vite rendu serviles des peuples coupés de la vie depuis trop longtemps à force d'interner les vieux dans des usines à fabriquer des dividendes, à force de se tenir à distance de ces anomalies que sont la maladie et la folie, à force de prendre la mort pour un échec au point que trop de docteurs s'acharnaient jusqu'au bout sur des agonisants pour tenter d'en prolonger le souffle. La mise en œuvre de la dématérialisation a fait disparaitre tout ça.

(...)

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