— Paul Otchakovsky-Laurens

Le gueux a du goût

22 avril 2020, 13h45 par Nathalie Azoulai

On apprend des mots pendant le confinement. Anosmie, dysgueusieagueusie, des noms qui évoquent ceux de plantes anciennes ou de vieilles liqueurs des familles, mais c’est pour ainsi dire le contraire puisqu’ils désignent la perte de l’odorat et du goût. J’ai, à cause du Covid, perdu le goût et l’odorat.
A-gueusie donc, du grec gueusis qui sonne d’abord comme le gueux dont on devrait plutôt être content d’être débarrassé sauf que ce gueux avait du goût. Il me faut donc faire avec une vie sans odeur ni saveur. Je mange des framboises, tout y ressemble, la couleur, la matière, la texture dans ce qu’elle a de plus spécifique et de plus reconnaissable mais en n’ayant pas la saveur de cette texture, son goût, je n’atteins pas son être. C’est un peu pompeux dit comme ça mais c’est ça. Idem avec un morceau de chocolat, une tranche de gruyère ou que sais-je encore. Imaginez que le Narrateur de la Recherche ait été frappé du même mal, que serait devenue l’expérience de la madeleine? C’est comme une promenade dans le monde avec le sentiment que si les choses ne sont pas atteintes en profondeur, elles ne vous atteignent pas non plus. Comme si le fantôme des choses vous rendait vous-même fantomatique, sans saveur ni odeur pour les autres, inaudible et invisible. On s’éprouve alors comme fantôme de sa propre vie, au-dessus d’elle, comme en visite, invité dedans avec un corps  flottant, absent, du seul fait que ses prises sensorielles soient désactivées. Ou comme si la couleur se retirait du monde et ne vous le laissait qu’en noir et blanc. Je cherche des analogies pour essayer de cerner cette expérience nouvelle, cette intuition que nous sommes des créatures synesthésiques pour qui une seule perte sensitive les contient toutes. En désactivant le goût et l’odorat, le coronavirus désactive une faculté qui va bien au-delà de la neurologie, ou serait-ce que la neurologie est chaque fois une porte d’accès à l’ontologie et que, naïve, je le découvre avec ce premier dysfonctionnement neurologique ? Certainement, diront ceux qui ont perdu d’autres commandes et fait face à de plus gros handicaps.
A travers mon agueusie, je crois donc saisir pourquoi la phénoménologie est à ce point devenue le double de l’ontologie en détrônant la métaphysique de l’âge classique. Le vide perceptif équivaut au vide du ciel, l’absence de perception à l’absence de Dieu qui oblige à tout repenser. Relisons Descartes. Je tâtonne à l’envi et j’en viens à me dire que j’aime assez bien que l’agueusie persiste, car, me privant de certains plaisirs, elle me fait réfléchir, et parce qu’elle promet aussi des retrouvailles intenses avec la framboise, le chocolat, tout ce que j’aime, et dont je ne saurais dire ce que j’en ai lorsque je les mange sans les goûter. 

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