— Paul Otchakovsky-Laurens

En défense des agents du Rouvray

24 juin 2020, 11h28 par Mary Dorsan

Un soignant excédé, poussé à bout, peut malheureusement, en venir à cracher sur un patient : je l’ai fait. J’ai écrit mon regret, ma honte, ma culpabilité dans un livre Le présent infini s’arrête (POL, 2015). Mais aujourd’hui il ne s’agit pas de moi : il s’agit d’autres soignants, d’autres soignants en psychiatrie excédés, poussés à bout. Comme je l’avais été.

Il y a deux ans de cela, ils protestaient contre le manque de moyens à l’hôpital public, au Centre Hospitalier du Rouvray. Manque de lits, manque d’effectifs, pratiques indignes étaient ce qu’ils dénonçaient. Il y a précisément deux ans de cela, en juin 2018, huit d’entre eux entamaient une grève de la faim. On ne les écoutait pas, il ne se passait rien, rien ne changeait, ils voulaient mieux soigner les patients, on faisait la sourde oreille, ils ont mis leur santé en danger pour les autres. La grève de la faim dura dix-huit jours, cette lutte fut largement médiatisée. Deux ans plus tard, ils remettent leur santé en danger : mars, début avril 2020, le coronavirus se propage, on a peur, on craint de contaminer nos proches et nos patients. Et c’est une crainte d’autant plus justifiée qu’il y a pénurie de masque !  

Au CH du Rouvray, une note interne au logo de l’hôpital (mais non signée, non datée) préconise de faire sécher les masques chirurgicaux. Oui : de les faire sécher ! Afin de les réutiliser ! Afin de les porter plusieurs jours d’affilés ! Des agents profèrent des injures, les écrivent, les diffusent, s’agitent sur les réseaux sociaux. C’est mal. Oui. Mais ne pas fournir de masques en nombre suffisants aux soignants et aux patients, c’est proprement scandaleux.

Et leur demander de taire leur exaspération ? C’est une violence de plus. Exiger d’eux une parole calme et douce est une violence. La seule réponse possible à la suggestion de faire sécher des masques chirurgicaux est la révolte. La révolte ici est juste. Comment ne pas comprendre ? Comment ne pas comprendre ces soignants ? Alors que nombre de chefs sont en télétravail ?

Si une direction d’hôpital ne fait pas preuve de compassion envers ses soignants éprouvés par des années d’austérité et de restructurations, comment peut-elle éprouver de la compassion pour les patients dont elle a la charge ? Dont elle a pour mission d’organiser les soins ? Soins sûrs et de qualités pour des patients éprouvés par des vies difficiles, violentes…

Aujourd’hui encore je voudrais ravaler mon crachat. Aujourd’hui encore je voudrais que l’oubli recouvre ma colère, mon passage à l’acte. Je voudrais que le temps recouvre mon crachat comme un brouillard qui masquerait une plage, un désert. Comme j’imagine qu’aujourd’hui les soignants du Rouvray voudraient ravaler leurs injures. Comme ils voudraient sans doute que l’oubli recouvre leurs invectives, leur fureur, leur regret.

Moi, je rêve que des oreilles indulgentes se tendent vers eux. Je rêve que des cœurs compatissants s’ouvrent à leur désarroi. Mais non, les soignants les plus engagés dans la défense de soins relationnels de qualité auprès des personnes les plus vulnérables de notre société passent en commission de discipline en cette fin de mois de juin 2020 (les 24 et 30 juin).

Pour avoir manqué à l’obligation de discrétion professionnelle et à l’obligation de réserve, ils risquent des mises à pied : jusqu’à deux ans, et une rétrogradation.

Au printemps, aux balcons, on a applaudi… et puis on a oublié, dès l’été, la fatigue, l’usure des soignants.

Moi, ça me donne envie de pleurer.

Mary Dorsan, écrivain et soignante en psychiatrie, samedi 20 juin 2020.

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