— Paul Otchakovsky-Laurens

Pour Bernard Noël

20 avril 2021, 18h41 par Jean-Luc Bayard

Le 19 avril est l'anti-versaire du 19 octobre

Bernard,

On s’est rencontrés il y a quarante ans, mars 1981, autour d’une fresque de mon village, une danse macabre, dans un moment double de celui d’aujourd’hui, où les vifs et le mort se donnent la main, comme vont pareillement la lecture avec l’écriture, tu nous as appris cela, marchant dans la littérature au nom de l’Amitié.

Mais aujourd’hui, ce ne sont pas nos quarante ans que je regarde, je regarde les tiens. Je me retourne, je regarde cinquante ans en arrière, 1971, zoomant sur le 19 octobre, vers François Lunven, ton ami, qui tombe de la fenêtre, François Lunven, le premier mort. Vers lui tu écris Les premiers mots, et des phrases qui tombent debout, qui pleuvent en « lettres verticales », et les poèmes saisis dans La Chute des temps. Cinquante ans d’écriture, des Premiers mots au dernier livre : des Premiers mots au Monologue du nous – réunis dans le Livre, La Comédie intime (P.O.L éditeur, 2015) – et jusqu’au Poème des morts (Fata Morgana) qui contient le « Tombeau de Lunven », achevé d’imprimer le 11 septembre 2017, c’était l’anniversaire de SA naissance, où s’aperçoit un début d’explication.

François est assis sur le rebord de la fenêtre, le dos contre le vide, et il bascule en arrière. L’écriture appelle alors au secours la vue, donc la peinture, appelle, parmi les peintres, Matisse qui disait : « Quand je peins, je vois dans mon dos ».

L’écriture qui voit ouvre dans son dos une contre-fenêtre qui échange les espaces, elle donne sur un ciel où l’on ne tombe pas, où l’on nage, un espace spirituel où rechercher le sens, éperdument, dans tous les sens, dans l’espace de la pensée. Les mots avancent à contre-mort, pour recoudre le vent.

Alors aujourd’hui, ce n’est pas toi qui tombe, c’est nous. En cet instant nos pieds ne touchent pas la terre, nous tombons en l’air, en te donnant la main.
 
                                                                                              Jean-Luc Bayard
                                                                Mauregny-en-Haye, le 17 avril 2021

Post-Scriptum : « Mourir à la mort »

 

Des Premiers mots au dernier livre, l’intervalle est trop étroit, il faut l’élargir un peu, se retourner encore. Bernard Noël et François Lunven se sont rencontrés en janvier 1970, après la publication du Château de Cène chez Fata Morgana, pour lequel François Lunven avait réalisé le frontispice. À la suite de quoi, réciproquement, Bernard Noël écrivit « La combine, merci », un « poème-préface aux gravures et dessins » exposés à Milan, en mai 1970 (repris dans Extraits du corps, Poésie/Gallimard). En janvier 1971, « Chapitre premier » paraît dans le onzième des Cahiers du Chemin (dirigés par Georges Lambrichs), ouvrant le second volet du Château de Cène. Repris huit ans plus tard (Fata Morgana), il vaut constat d’impossibilité et d’échec du Château de Hors « écrit sous le regard d’un ami, mort peu après » (« Lettre à B.R. », Le Château de Cène, L’imaginaire/Gallimard). Le livre de l’un est arrêté par la mort de l’autre. Le Lieu des signes sort dans cet « après » (Pauvert, décembre 1971), qu’il signale par une dédicace, page 8, en regard de la « Lettre à Renate et Jean de S » [Jean Daive] : « à François Lunven / 1942-1971 / notre ami ». Tout fait signe : page 8, oui. « Je ne suis qu’un huit, je suis huit » avait écrit Lunven sur une photographie dédicacée, et il est facile de l’interpréter comme le résultat de 19 (ou d’octobre, ou de 71). Bernard Noël, qui cite une autre de ses formules « Donnez-moi le 8 et je vous créerai un monde », la commente ainsi, « c’est (…) en toute conscience qu’il a précipité son œuvre dans le même présent perpétuel que lui-même », dans une tentative de saisie de quatre périodes successives : « l’instant de la décomposition, si on le fixe, est aussi bien celui de la recomposition » (« D’un moment à l’autre », Treize cases du je, Textes/Flammarion, 1975). Mais je vais trop vite.

Dans la suite immédiate des Premiers mots, Bernard Noël écrivit une suite de onze poèmes acrostiches qui constituent « Le fil du nom », cinquième partie du Livre de Coline (instants par Bernard Noël illustrés par Colette Deblé, Fata Morgana, 1973), d’où j’extrais le poème médian : 

              « crêté de rire

              on répand l’avenir

              l’orage est à l’envers

              et tourne

              toujours vif

              ta voix étant

              entre mes os »

Le tranchant du nom ouvre  alors la voie des Lettres verticales (trente-trois sont rassemblées aux éditions Unes, 2000). La première (à Roger Giroux) est écrite en 1974, les quatre suivantes en 1975. Je pourrais citer la seconde, « déjà la nuque est raide / assez d’abîme dans le dos / il faudrait traverser » (à Jean Daive), ou la septième, « l’amour / nous défenestre en nous » (à Colette Deblé), mais je m’arrête sur la quatrième (à André Velter) : La chute d’Icare (Fata Morgana, 1976). Trente ans plus tard, Bernard Noël conclut sa contribution au catalogue de l’exposition François Lunven à Issoudun par ces mots : « cette chute a pour moi une résonance terrifiante puisqu’à la fin ce sont justement les ailes qui manquèrent » (« Le retour de Lunven », in François Lunven, Musée de l’Hospice Saint-Roch et Galerie Alain Margaron, 2005).

 

La Chute d’Icare médite sur le double et « manifeste » en acrostiche :

               « mais pourquoi deux

               alors dites non

               n’en finira-t-on jamais

               il faut que nous soyons deux

               faites vite

               et pourquoi deux

               sinon parce que celui qui parle

               toujours

               est l’autre »

en accrochant au passage Maurice Blanchot (« – Je le sais. Il faut que nous soyons deux.  – Mais pourquoi deux ? Pourquoi deux paroles pour dire une même chose ?  – C’est que celui qui la dit, c’est toujours l’autre. » L’entretien infini, Gallimard, 1969). On s’étonne, soudain, de cette irruption de Blanchot. Comment l’expliquer ? Obliquement, peut-être, par une date. La coïncidence d’une date. La première édition de L’entretien infini a été achevée d’imprimer le 19 novembre 1969. Le 19 novembre est l’anniversaire de la naissance de Bernard Noël, et 19 surgit comme le chiffre du miroir, qui confronte la naissance de l’un et la mort de l’autre. Les parutions scandent cette danse : Une messe blanche (1972) ou Bruits de Langues (1980) sont achevés d’imprimer un 19 octobre, Souvenirs du pâle (1981) ou Fables pour ne pas (1985) un 19 novembre ; on pourrait multiplier les exemples. Or c’est sur la question de la date, et précisément avec le secours de Blanchot, que Bernard Noël vient écrire l’arrêt de la chute.

Le 19 octobre 1977 surgit dans la collection Textes/Flammarion (1979) dans l’ombre de l’anniversaire : « Nous sommes le 19 octobre. Oui, cinq mots suffiraient s’ils ne se dédoublaient aussitôt, et voici : c’était le 19 octobre 1977, il y a un an. » Le livre s’écrit dans un dédoublement, entre le 19 octobre 1977, jour de la chute d’une image, d’un livre à couverture muette pris chez un bouquiniste, et le 19 octobre 1978 où le livre, enfin ouvert, décline son identité : « Vicky Baum Arrêt de mort roman Les Maîtres étrangers Editions du siècle ». Le miroir tourne encore, éclaire l’autre, L’arrêt de mort de Blanchot, rappelle le « malaise » qu’avait provoqué sa lecture (voir « D’une main obscure », in Roger Laporte et Bernard Noël, Deux lectures de Maurice Blanchot, Fata Morgana, 1973 – avec des illustrations de Ramon Alejandro, et une vignette de couverture de François Lunven). Au rapprochement des deux malaises, provoqués par une image et par un livre, Le 19 octobre 1977 fait revenir « le souvenir le plus régulièrement présent d’un ami mort », mais pourquoi Maurice Blanchot dans cette histoire ?

Il suffit de relire calmement, pas à pas, L’arrêt de mort, pour vérifier que, de l’obscurité relative, une lumière nous atteint : « La seule date dont je sois sûr est celle du 13 octobre, mercredi 13 octobre ». Le narrateur qui était à Arcachon, alors que J. « était aussi malade qu’on peut l’être », rentre précipitamment à Paris. Il rejoint son hôtel, « Je descendis là le lundi soir (j’ai réfléchi à cette date et maintenant j’en suis sûr) », un lundi qui pourrait donc être le 18 octobre. « Au milieu de la nuit, vers deux ou trois heures, [donc le 19 octobre], le téléphone me réveilla. « Venez, je vous en prie, J. se meurt. » ». Sur place, les craintes sont confirmées : « le pouls, dit l’infirmière, s’éparpilla comme du sable. » (...)

Le narrateur s’assoit au bord du lit, se penche, il appelle, « je l’appelai à haute voix, d’une voix forte, par son prénom » (…). « A ce moment, les paupières étaient encore tout à fait closes. Mais une seconde après, peut-être deux, brusquement elles s’ouvrirent, et elle s’ouvrirent sur quelque chose de terrible dont je ne parlerai pas ». (…)

« Le réveil de J. avait eu lieu à l’aube, presque avec le soleil ».

 

S’il est plausible que le jour de L’arrêt de mort, de l’arrêt de la mort dans le roman de Blanchot soit le 19 octobre, l’intrusion d’Arrêt de mort dans Le 19  octobre 1977 vient redoubler l’interruption, la déplacer d’un 19 octobre à l’autre. L’image est tombée d’un livre, mais l’autre du livre qui la contenait permet d’interrompre sa chute…

La chute continue cependant, à l’angle d’un autre rapprochement. En 1983 paraissent simultanément La Chute des temps et Poèmes 1 (collection Textes, Flammarion). La Chute avoue « l’écriture est un cri muet » et demande « es-tu vivant oui ou non ». « Encore », texte introductif aux Poèmes 1, répond à sa manière : « les mots sont à l’absence ce que les morts sont à la terre : ils la créent et, l’ayant créée, celle-ci fait pousser leur contraire. L’avenir est d’abord cette lourdeur, qui nous lie au sol avant de se nier dans le vertical. » Le texte est daté du 19, ni octobre ni novembre, mais décembre (1982). La question du temps est réglée, le temps peut avancer. Il reste à réinterroger l’espace, ce n’est pas le rôle des chiffres, mais l’affaire des images. La présence revient alors au regard des frontispices.

En couverture de La Chute des temps est un dessin de Ramon Alejandro. Le trio d’amis, sommets du triangle « Anatomie » que Lunven appelait de ses vœux (Alejandro, Lunven, Noël) est ici recomposé. La couverture des Poèmes 1 est une « Fenêtre en boîte » de Colette Deblé. C’est l’autre chemin pour refermer l’histoire : les Premiers mots se souviennent d’ « une grande feuille blanche, et dessus, en lettres capitales : Prière de fermer la fenêtre de la rue qui est restée ouverte signé le gérant. » Il est temps que Carte d’identité (Colette Deblé et Bernard Noël, éditions Unes, 1986) apportent les derniers mots :

               « être ou ne pas être

               n’est plus la question

               ferme la fenêtre »

Fermer, devant, pour ouvrir, derrière, peut résumer l’enjeu. Il faut « traverser », comme dit la « lettre verticale » à Jean Daive, donc pacifier l’espace. Matisse est ici l’intercesseur, Le syndrome de Gramsci (P.O.L éditeur, 1994) en fait foi : « la partie visible du monde est toujours devant nous, toujours devant notre face, aussi en étais-je arrivé à considérer mon dos comme la cloison arrière de ma vue. La phrase de Matisse a détruit cette cloison ». Matisse, et le « site transitoire » de Jean-Paul Philippe.

Dans l’ouvert s’aperçoivent quelques lignes de fuite. « François a suivi une pensée comme Nerval, certain soir, à suivi une étoile » (« A la recherche de François Lunven », in Lunven, Les Dessins, Calligrammes, 1987). On peut s’arrêter sur le rapprochement des noms, Nerval / Lunven, ou LUNVEN / LANVER. Le miroir se brise. C’est vers Nerval que semblait se diriger le monologue du tu, il faut le reconsidérer, alors que son titre même vient requalifier toute la « Comédie » (« Le Mal de l’intime », La Comédie intime, P.O.L éditeur, 2015)...

 

Pourquoi, de la mort de Bernard Noël, rapprocher celle de François Lunven ? Etait-ce le moment ? Il faut ici revenir à un un aveu qui a valeur de vérité. Dans le catalogue des Dessins de Lunven, Bernard Noël écrit :

«  De personne, je n’attends un signe après la mort, mais de lui, je l’ai attendu, car si un tel signe est possible, il en est, pour moi du moins, le seul émetteur imaginable.

            Sa mort a été ma mort.

            Je ne sais comment dire cela plus sensément. »

(« A la recherche de François Lunven », op. Cit.)

 

Pour comprendre ces mots, sans doute faut-il les réentendre, alors je laisse Bernard Noël les redire :

« Lire et mourir se confondent. Mais en même temps, si l’on accepte de courir ce risque, lire exorcise mourir. Si je dis qu’écrire ce livre [Les Premiers Mots] m’a fait mourir à la mort, est-ce clair ? A travers une mort c’est de ma mort que je parle, et cela bien sûr parce que SA mort m’a si intensément touché qu’elle est devenue MA mort. » (lettre à Jean Frémon, 8 avril 1974, in Jean Frémon et Bernard Noël, Le double jeu du tu, Fata Morgana, 1977.)

 

La mort de l’un échappe toujours – car la mort de l’un (ici, la mort de UN, si on se fie aux véritables initiales d’Urbain Noël) est toujours la mort de l’autre.

 

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