— Paul Otchakovsky-Laurens

Heuliez intime

07 janvier 2010, 11h17 par Patrice Robin

Dans la quincaillerie de mes parents, deux catégories de clients : les paysans et les ouvriers de chez Heuliez. Je me souviens des mains épaisses des premiers, de leurs visages parfois, de quelques noms. Rien dans ma mémoire concernant les seconds, pas un corps et juste un nom : « Les Heuliez ».
Un jour de l’hiver 1970, mon ami R les a rejoints.
Sa fierté l’année suivante de me montrer dans le journal local une photo de la version Heuliez et luxe de la Citroën SM : Sièges et panneaux de porte recouverts de daim, toit équipé de lamelles rétractables pour rouler cheveux au vent…
Au réfectoire de l’institution privée où je fais mes études secondaires, un élève de terminale retire la chaise sur laquelle je suis en train de m’asseoir. Je m’écrase lourdement sur le sol et me fracture le coccyx. Gravés dans ma mémoire, le visage hilare du finaud, ses grosses lunettes d’écaille, son nom aussi, celui de la célèbre famille, un neveu, je crois.
A vingt ans, désireux de gagner ma vie pour la mener comme je l’entends, j’envisage de prendre un emploi chez Heuliez, succombe finalement à l’appel du grand large, choisis une usine de constructions nautiques implantée dans un bourg voisin.
Des bus Heuliez, dans la plupart des villes où j’ai habité.
Mon amie G a épousé l’employé d’un sous-traitant Heuliez. Sa sœur un technicien Heuliez. Son fils une ouvrière Heuliez. Le premier est mort, le deuxième à la retraite, la troisième a été licenciée il y a quelques mois.
Lorsque venant de Cholet, on contourne Cerizay pour aller vers Bressuire, on longe pendant un bon kilomètre les Ets Heuliez. Je n’ai pas vu depuis un an l’ombre d’un ouvrier aux abords des grands bâtiments. Quelques dizaines de voitures neuves sur le parking dont je me demande toujours si ce sont elles les fameuses, les électriques, celles par qui le salut adviendra.
Une petite route longeant une vaste propriété. Des hectares de champs et de bois. Le souvenir d’avoir aperçu des chevaux un jour. Au bout de la route, une place de village sur laquelle on peut admirer la statue d’une femme au corps svelte, en pantalon et bottes de cavalière, hommage personnel de l’ex Président Directeur Général d’Heuliez à son épouse disparue.
Quand je lis dans la presse la relation d’une lutte syndicale ici ou là, contre des licenciements, une fermeture ou délocalisation d’usine, je pense toujours à ce fils d’industriel disant un jour en classe de philosophie que les ouvriers n’ont vraiment pas conscience de tout ce qu’on fait pour eux.

Patrice Robin

 

 

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