— Paul Otchakovsky-Laurens

VROUM-VROUM & FLIP-FLAP

01 février 2010, 16h47 par Christian Prigent

L’article Rénovation de la VP posté par Sébastien Smirou dans « L’Atelier » du site POL paraphrase l’article publié par Jacques Roubaud dans « LE MONDE diplomatique » de Janvier dernier. Il en accentue certains angles polémiques et gomme aventureusement quelques nuances. Mais, en gros, c’est le même point de vue — et sans doute le même objectif. J’appellerai donc, désormais, l’auteur de cette intervention globale : Smiroubaud.
Smiroubaud sait ce qu’est la poésie. La poésie dont il a le savoir, il la nomme « vraie poésie ». Les noms ? : Royet-Journoud / Roubaud / Hocquard/ Cadiot-Alféri / Parian, Portugal.
Sachant ce que la « vraie » poésie est, il sait aussi où est la « fausse ». En gros : celle de tous les autres — qui se parent donc abusivement du titre de « poètes ».
On s’interroge sur le but poursuivi par ce tranchant partage polémique.
Je m’interroge d’autant plus que je me vois in fine incorporé d’office dans le corps des docteurs gardiens du temple de la « vraie » poésie.
Déclaration préalable : si le temple de la poésie est celui que décrit Smiroubaud, il n’est pas le mien.
Je ne verrais même que peu d’inconvénients à ce que le mette à bas la horde des infidèles de la « fausse poésie ».
Qu’est-ce que, selon Smiroubaud, un « vrai poète » ?
Un qui travaille la langue, et le vers. Qui, pour régaler le lecteur de ce travail de langue, n’a pas besoin de cet ornement rhétorique qu’est la « voix ». Qui en récuse, même, vertueusement, l’usage « spectaculaire ». Qui, quand il daigne (mais pourquoi donc, alors, le faire ?) lire en public quelques produits de son atelier, le fait à contre cœur et dans une « nudité » dépouillée, dédaigneuse, quasi aphone. Les poèmes du « vrai poète » sont « bons » et se suffisent à eux-mêmes.
Un « faux poète » court les estrades, éructe dans des micros, tonitrue une langue simpliste, voire annule la langue dans des effets gestuels pathétiques et des jeux sonores élémentaires. C’est une sorte de slameur — mais de mauvaise foi, inavoué, grimé en poète par l’artifice d’un peu de blush culturel et rhétorique. Ses poèmes sont « mauvais ». Il n’ose d’ailleurs même plus les appeler poèmes, mais « textes » ou « documents ». Soumis aux contraintes de l’oral, il écrit à flux tendu en « Vers International Libre » (VIL) et « le mouvement de sa pensée est linéaire ». Il profane la poésie dans le cirque, le strip-tease ou le café-concert. Au bout du compte, la « fausse poésie » fait entendre, sur les multiples scènes que lui offrent les circuits du « spectacle vivant », un « vroum-vroum » pétaradant dans le vacarme duquel ne s’entend plus la fine, la savante (non)musique de la « vraie poésie ».
Voilà le dispositif tel que semble le voir Smiroubaud.
On s’effraie un peu de la grossièreté de la caricature, de l’ignorance délibérée du contexte, de la pauvreté théorique du propos.
Et on se désole de lire sous la plume de « vrais poètes » ces facilités polémiques qui cherchent à faire rire à bon compte en évoquant tel performer qui déchire sur scène « un gros annuaire téléphonique » ou cet autre dont l’acte poétique consiste à « rouler au bas d’un escalier ». C’est le ton un peu beauf et l’argumentaire démagogique de tous les polémistes réactionnaires. Jadis on riait de ces « faux peintres » qui peignaient avec la queue d’un singe et qui ne faisaient pas de la « vraie peinture ». Je ne comprends pas (ces performances soi-disant poétiques), dit Smiroubaud, donc elles sont idiotes. Je ne les connais pas (j’ignore leur histoire, leurs variantes, leurs objectifs, leurs soubassements théoriques), donc elles n’existent pas.
Coda (cum veneno) : on n’aura pas ici la cruauté de citer, pour faire rire, quelques extraits des derniers poèmes du grand Jacques Roubaud. On évitera aussi d’évoquer ce qu’il en est souvent des innombrables lectures de « vrais poètes » d’obédience smiroubaldienne : à la fois ânonnées, bredouillées, prosodiquement massacrées — et pénétrées de leur propre importance, emphatiquement satisfaites de leurs brillances d’écriture. Pas « vroum-vroum », non. Plutôt « flip-flap » (c’est le bruit des ailes de la mouche fatiguée).
Par qui ou quoi Smiroubaud se sent-il envahi, bientôt exilé ? Qu’est-ce qui selon lui vient déposer ses saletés au seuil du sanctuaire des Muses ? Qu’est-ce qui lui semble dangereusement capable de métisser la pureté du génome poétique ?
Comme toujours, c’est une affaire d’étrangéité des corps, de contamination par des modes d’expression contigus (musique, arts plastiques), de créolisation potentielle de la langue — en somme d’affrontement du lieu identitaire à des effets d’altérité.
La « vraie poésie », dit le « vrai poète », « a lieu dans une langue, se fait avec des mots ».
Bon.
Nuançons, cependant (il faudrait théoriquement développer — ce sera ailleurs).
La poésie : des mots. Soit. Tout part de là. Tout y revient. Sans doute. Sauf qu’on peut (sans délirer) considérer aussi que, dans ce parcours, quelque chose d’autre est impliqué : quelque chose qui vient comme altérité, justement. Dont il y a peu à dire, sinon ceci : c’est une altérité ; elle est non logique ; elle est ce que vise (à symboliser) l’opération d’écriture ; et c’est parce qu’il y a cette intuition de l’altérité que l’effort d’écriture rumine son excès aux formes consensuelles de l’échange verbal. Dit autrement : l’organisation symbolique comme structuration et expansion du nommable, sécrète l’intuition qu’il y a de l’innommable et assigne à la littérature la tâche non pas de nommer cet innommable mais de maintenir dans la clôture du nommé une ouverture innommable — qui est une condition de justesse de la diction et une chance de désaliénation (une chance d’échapper au lieu commun idéologique).
Poésie : des mots pour donner chance à cette chance. Sinon : un formalisme chic, domestique et casanier. Et affairé à refouler à ses frontières toutes les possibles contaminations par l’inquiétante étrangeté du… réel.
On peut trouver inquiétant que, crispés sur une vision assez petitement formaliste du travail artistique, des poètes (des « vrais ») veuillent assainir le territoire poétique et désinfecter ses frontières en s’efforçant stratégiquement d’oublier qu’il y a toujours, séculairement, dans l’opération dite « poésie » (mutandis énormément mutatis au fil du temps et selon les espaces!) :
— une question sur la « voix » (incarnée dans le travail sonore, rythmique, respiratoire – mais aussi bien dans sa négation programmée, dans la méticuleuse vocation à l’atone de certaines poétiques contemporaines) ;
— donc une question sur l’énigme du « corps » d’où cette voix naît et dont elle est à la fois le vecteur expressif, à la fois la potentialité de dissolution et d’oubli apathique dans l’effort d’objectivation du poème ;
— donc une question sur les (diverses) façons qu’à ce corps, via une voix, de s’incarner dans une « langue » qu’ils (corps et voix) déforment et re-forment autrement ;
— donc une question sur le traitement artistique de cette « incarnation » (un corps/une voix/une langue), par exemple dans des manifestations scéniques dites « lectures », « actions », « performances » qui ne consistent pas (comme le croit Smiroubaud) à « dire » la poésie mais à l’effectuer sur place ;
— donc une implication du fait « poésie » dans les aventures plus ou moins « spectaculaires » auxquelles peuvent mener ces manifestations ; sachant que le meilleur (le plus émotionnellement et intellectuellement sollicitant) y côtoie certes le pire (un maniérisme gesticulatoire simplement affairé à fonder un label exploitable dans la logique du marché du spectacle) ; mais qu’on dirait exactement la même chose de la « vraie poésie » smiroubaldienne : beaucoup de petits bricolages maniérés et de potacheries para-oulipiennes, à côté de quelques gestes linguistiques effectivement inouïs.
On a honte de redire toutes ces choses, qui sont d’évidence. Honte de devoir rappeler que toutes ces problématiques ont une histoire, déjà ancienne, complexe, riche, formellement inventive, intellectuellement documentée, théoriquement pensée (voir par exemple, le travail que fait aujourd’hui Jean-Pierre Bobillot). Que Kurt Schwitters (un énergumène très « vroum-vroum ») n’est peut-être pas un artiste moins intéressant, moins bouleversant que, disons, même époque mais genre plus « vrais poètes », Pierre-Jean Jouve ou Reverdy. Que le Artaud performeur, presque un peu « vroum-vroum », de Pour en finir avec le jugement de Dieu peut intéresser au moins autant que le « vrai poète » concomitant, incontestable et auréolé nommé René Char. Et même que si quelque chose d’un peu neuf, d’un peu déroutant, d’un peu interrogeant s’est produit dans le paysage poétique français de la fin du siècle dernier, les formes qu’a pris cette « chose » devaient beaucoup (pas seulement pour les interventions « orales » ou « performées » — mais également pour les formules litaniques, giratoires, etc, des textes eux-mêmes) à ce qui avait eu lieu quelques années avant du côté des assez « vroum-vroum » poètes sonores et actionnistes (Heidsieck, Dufrêne, etc). Voir le parcours d’un Christophe Tarkos, d’une Nathalie Quintane, d’un Charles Pennequin et de quelques autres (dont les textes ne s’effondrent évidemment pas une fois abandonnés par la voix et laissés tout nus dans le silence du livre).
Smiroubaud ne s’intéresse pas trop à ça (à ces « faux poètes » ?). Soit. Chacun son intranquillité, sa curiosité, ses goûts, ses tactiques pour défendre son propre biftèque poétique. Il n’empêche. Poésie n’est jamais que question de la poésie. Ce qui en est (de la poésie), ce qui n’en est pas, on s’en moque, au fond. Le tout est que l’inquiétude poétique reste vive, que ses formes d’activité bougent, que ses gestes symboliques répliquent à l’idéologie d’époque. En faire (de la poésie — ce dont se dit que peut-être quand même ça en est) c’est surtout tenter de comprendre ce que c’est, pourquoi ça est, pourquoi il y en a plutôt que pas. Si on commence par (croire) le savoir (au prétexte d’un savoir partiel impeccable : par exemple être très fort en histoire de la prosodie, ou en pensée de Wittgenstein, ou, ou..) et par délimiter le territoire, avec barbelés autour, et miradors pour observer vroum-vroumer les barbares, on a toutes les chances de passer à côté des ruses du non-savoir qui fait que ça se renouvelle toujours ailleurs que là où on s’y attendait ; et quelque chance aussi de rester à composer dans les marges obsolètes du temps les « acrostiches indolents » des poètes de cour dont s’amusait Verlaine.

1er Février 2010
 

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