— Paul Otchakovsky-Laurens

La baie vitrée

12 mars 2012, 12h35 par Sébastien Brebel

Pour Alain Girard-Daudon


Elle habite une villa face à la mer et elle doit se rendre à un enterrement. Elle porte une robe noire de coupe élégante et tient un sac à la main. Elle est jeune et distinguée. Elle est seule et mélancolique. Elle se tient près de la baie vitrée, immobile. Son corps est mince, les traits de son visage sont précis. Toute sa personne exprime une forme de sobriété lasse qui résiste au temps. Elle n’a pas l’impression d’être malheureuse, et il lui arrive de sourire sans savoir pourquoi. Elle ne se demande jamais si elle est heureuse ; elle n’imagine pas une autre vie que la sienne. La maison comporte de nombreuses pièces, toutes plus ou moins bien entretenues, et s’élève sur trois niveaux, mais son univers s’est progressivement réduit aux dimensions du salon de réception situé au rez-de-chaussée. C’est une pièce très spacieuse et très lumineuse, si grande que les meubles qui s’y trouvent ressemblent à des modèles réduits ou à des jouets. Elle-même semble toute petite, perdue au sein de l’immensité. Outre ses dimensions inhabituelles, cette pièce offre l’avantage d’être de température égale. Eté comme hiver, elle peut s’y promener en chemise de nuit ou dans une tenue légère. Le parquet est constitué de larges planches de chêne au contact rugueux. Cela fait longtemps qu’elle ne voit plus les taches et les insectes morts sur ce parquet moyenâgeux. Les murs sont rouges, il n’y a pas de tableau. Les voûtes au plafond ont la couleur de la suie. A l’autre bout de la pièce, du côté opposé à la baie vitrée, elle a installé un paravent derrière lequel il y a un lit. Elle y dort chaque nuit enroulée dans un manteau de velours vert. Il lui arrive de dormir plus de quatorze heures d’affilée sans faire le moindre rêve. Elle se réveille naturellement, avec la lumière du jour, et se lève aussitôt, sans effort apparent. Pieds nus, elle fait quelques pas dans la pièce en se frottant les yeux, se dirige d’instinct vers la baie vitrée. Elle n’est pas rapide, et se fait parfois l’effet d’économiser ses gestes. Les journées se répètent à l’identique, à quelques détails près. Elle n’est jamais dérangée, et ne cherche pas à se divertir. Elle est attentive, mais elle n’attend personne. Elle ne se lasse pas de regarder la mer à travers la baie vitrée. Le plus souvent, la mer est calme, grisâtre, elle n’est pas menaçante. Les vagues viennent mourir doucement à une dizaine de mètres de la terrasse. Il n’y a pas de rocher ; aucun bateau ne traverse l’horizon. Elle n’éprouve pas d’inquiétude au sujet de l’avenir, elle ne redoute pas les catastrophes. De rares fois, la mer dépasse son niveau habituel, toujours aussi peu agitée, empiétant de quelques centimètres sur le rebord de la baie vitrée. Elle approche alors son visage de la baie, guettant les poissons et les particules en suspension comme à travers les vitres d’un aquarium. La maison est parfaitement étanche, elle s’y sent en sécurité. Les jours de grand soleil, elle étale un sac de couchage le long de la baie vitrée. Elle s’allonge tout près de la vitre, les bras étendus le long du corps, paumes tournées vers le ciel. Elle ferme les yeux. Une paresse tiède et oppressée la paralyse. Le corps réchauffé par le soleil, elle perçoit le ressac des vagues comme dans un rêve qu’elle ferait. Il lui semble alors que les autres pièces de la maison sont obscures et froides, remplies d’objets hostiles, de présences ennemies. Elle se garde de monter aux étages, de peur de se fouler une cheville dans les escaliers ou d’y faire une mauvaise rencontre. Elle se souvient sans nostalgie de ses affaires personnelles, entreposées quelque part : une paire de bottes en cuir indémodables, une robe qu’elle aimait particulièrement, une chemise de nuit vert d’eau qu’elle portait lors d’un séjour à l’hôpital, des livres dont elle a oublié les titres. Les bruits ne l’inquiètent pas, ils font partie de sa vie, au même titre que le plancher ou les taches de vieillesse sur ses mains. Elle ne s’ennuie jamais, bien qu’elle n’ait jamais l’impression d’être occupée ou concentrée à quelque chose. Elle use de son temps comme elle jouerait avec une toupie. Sa vie est une abstraction. Elle n’entretient pas la maison, néglige les tâches ménagères. Elle ne se souvient pas d’avoir fait la vaisselle une seule fois dans sa vie. Elle se maquille parfois, comme pour un rendez-vous imaginaire. Elle est invitée au restaurant par un ami d’enfance qui n’a cessé de la courtiser pendant des années, et se promet d’être cinglante si l’idée lui venait de la flatter. Elle est convoquée à un entretien d’embauche. Une femme blonde aux doigts longs et fuselés la dévore du regard avec un sourire fin. Elle s’allonge sur une table d’examen en cherchant à se remémorer la date de son dernier rapport sexuel. Sa vie sédentaire ne lui déplaît pas, elle ne rêve pas de voyages et ne se souvient d’avoir jamais vécu ailleurs. Elle ne se dit pas qu’elle n’est pas libre. Elle n’éprouve pas le besoin de sortir. Elle n’est pas sûre de pouvoir conduire une voiture ou de se repérer sur un plan. Elle se souvient d’un temps où il y avait un jardin, sans pouvoir se remémorer sa forme exacte, ni la végétation qui y poussait. Elle a perdu le goût des saisons, des arbres et des averses, elle ne se demande pas quel âge elle a. Elle se souvient qu’en arrivant ici, il y avait d’autres maisons dans le voisinage, mais elle se fiche de savoir ce que sont devenus leurs occupants. De façon générale, son passé ne l’intéresse pas. Elle n’éprouve pas le besoin de s’exprimer, ni d’être écoutée. Lorsqu’elle parle dans son sommeil, elle emploie des mots dont la beauté étrange la frappe. Elle allume rarement la télé, située derrière le paravent. Le son coupé, elle s’entraîne à lire sur les lèvres des acteurs, à deviner leurs pensées lorsqu’ils lui tournent le dos. Le réveil matin, au pied de son lit, ne fonctionne plus. La nuit venue, elle fixe les aiguilles verdâtres, elle imagine le mécanisme subtil des rouages et des ressorts indestructibles jusqu’à pouvoir se faufiler à l’intérieur. Elle s’endort ainsi, comme si elle se trouvait plongée dans l’obscurité du réveil, parmi les rouages et les ressorts, bien à l’abri dans la matrice de cuivre. Au matin, le petit réveil semble inoffensif. Un jour, en plein milieu d’après-midi, la mer s’est retirée plus loin que d’habitude, découvrant devant la maison une portion de pelouse verte nettement découpée. Le front collé contre la vitre, elle a regardé longuement l’étendue d’herbe rase jusqu’au moment où elle a aperçu un point noir, mobile, puis un second. Ces deux points solidaires ont grossi jusqu’à devenir des silhouettes d’hommes, et après un temps indéfini, au cours duquel elle n’a pas quitté des yeux ces deux silhouettes, elle a identifié deux golfeurs, tantôt immobiles, tantôt évoluant sur la pelouse en traînant derrière eux un caddie. Ils furent bientôt si près de la baie vitrée qu’elle put reconnaître les pantalons de golfeurs à pinces et les vestes à carreaux, sans toutefois être en mesure de leur donner un âge ou de prêter une signification à leurs gestes. Les deux hommes étaient hilares, et leur attitude était un alliage de désinvolture et de brusquerie. Elle leur fit un signe de la main qu’ils feignirent d’ignorer en continuant de rire. Quand ils disparurent enfin, elle se sentit soulagée. Le lendemain matin, la mer avait retrouvé son niveau normal. Elle s’est mariée très jeune. Il y a des choses qu’elle aurait voulu faire qu’elle n’a pas pu faire, des choses qu’elle a faites qu’elle n’aurait pas voulu faire. Trois enfants sont sortis de son ventre, il y a plusieurs années. L’aîné lui ressemble beaucoup physiquement, il fait des études à l’étranger. C’est un garçon anxieux et brillant, qui lui envoie régulièrement de ses nouvelles. Il est volubile et passionné de sciences naturelles ou de mathématiques. Il fait beaucoup de rencontres et rédige des articles savants publiés dans des revues spécialisées. Il lui écrit des lettres exaltées auxquelles elle ne prend pas la peine de répondre. Malgré l’éloignement, elle a l’impression qu’il ne l’a jamais quittée. A cause de leur grande ressemblance physique, elle a du mal à le distinguer d’elle et à imaginer qu’il vit là où elle n’est pas. Elle se dit que si elle mourrait, là maintenant, il mourrait lui aussi, au même instant, à des milliers de kilomètres, dans une voiture lancée à toute vitesse ou dans un tramway, d’un arrêt du cœur ou d’une rupture d’anévrisme. Le second fils mène une existence si rangée et si secrète qu’elle ne peut s’empêcher de se défier de lui. Chaque fois qu’elle entend sa voix au téléphone, elle met un moment avant de le reconnaître. Elle l’écoute sans le comprendre. Il a toujours parlé avec hésitation, usant de formules grammaticales incorrectes, comme si il avait quelque chose à se faire pardonner, ce qui ne manque jamais de l’irriter. Elle a du mal à se souvenir si le troisième enfant est un garçon ou une fille. Elle prononce rarement le nom de ses enfants, par pudeur ou superstition. Elle s’interdit de penser à eux le jour de leur anniversaire, elle a détruit leurs photos parce qu’elle ne les trouvait pas vivantes. Elle n’est pas aimante. Elle s’appelle Emmanuelle ou Elisabeth. Elle fuit les aveux et déteste répondre aux questions. Elle se dit parfois qu’elle manque d’expérience, qu’elle devrait être plus chaleureuse, plus communicative. Quand le téléphone sonne, elle hésite toujours avant de répondre, de peur qu’on lui réclame de l’argent ou qu’on lui fasse des reproches. Un jour elle a enveloppé le téléphone dans un morceau de couverture orange en s’aidant de ficelle de cuisine. Puis elle a imaginé que tout autour d’elle était recouvert d’une couverture orange appliquée avec soin : les murs, le plancher, les gaines électriques, tous les objets et même ses vêtements. Quand elle ne trouve pas le sommeil, elle s’assied près de la baie vitrée et observe son reflet dans la vitre. Elle aperçoit le visage d’une femme qui ressemble à un oiseau, ou celui d’un oiseau qui ressemble à une femme, ou les deux à la fois. Les bruits qu’elle entend ne l’inquiètent pas, ils font partie de sa vie, au même titre que les imperfections du plancher ou que les taches de vieillesse sur ses mains. Ce matin le téléphone a sonné. Après avoir raccroché, elle est restée toute la journée assise sur le lit, hébétée, scrutant les scènes pastorales du paravent jusqu’à l’écœurement : visage mièvre de la bergère, jardinier galant, monde champêtre. Enfin, elle s’est levée avec une lenteur calculée, a pris le sac sur une étagère, s’est dirigée après un moment d’hésitation vers la baie vitrée. Une forme imposante en occupe tout le cadre maintenant : hérissé de canons, un destroyer a jeté l’ancre tout près de la villa. Les pavillons flottent dans le vent comme les fanions d’une kermesse, et elle peut distinguer les matelots qui s’affairent sur le pont, vêtus de tenues ignifugées. Le soleil jette des reflets sur la coque grise en acier. Elle lit machinalement le nom du bateau de guerre, plusieurs fois de suite, comme si elle déchiffrait une étiquette collée sur l’envers d’un vêtement trouvé dans la rue. Elle habite une maison face à la mer et elle doit se rendre à un enterrement. Dehors l’attend une voiture noire, garée sur le bord de la route. Elle allume une cigarette en contemplant les silhouettes mobiles sur le pont du destroyer.
 

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