— Paul Otchakovsky-Laurens

Troisième fantôme

14 octobre 2012, 10h28 par Nicolas Bouyssi

Peu de mois après son anniversaire, alors qu’il vient d’avoir trente-six ans, le philosophe Octave Wiggh éprouve les premiers symptômes de ce qu’après coup il va appeler, dans son deuxième livre, une bouleversante révélation morale. Pour l’avoir longuement fréquenté, et puisque dans ma vie amoureuse je continue d’en éprouver quotidiennement les effets, je me permets de rappeler l’histoire de cet événement.
A l’âge de vint-huit ans, Octave Wiggh prend conscience que la majeure partie de sa jeunesse a été gâchée par l’incompréhension des règles implicites du jeu amoureux. Persuadé d’être physiquement et intellectuellement dans la moyenne affectivement assimilable, il essaie de comprendre les raisons pour lesquelles il est resté le plus clair de son temps seul, et incapable d’entretenir une relation épanouissante et durable avec une femme. Pendant des années, il est d’abord tenté de répondre à cette question en échafaudant des hypothèses d’ordre psychanalytique. Elles le conduisent toutes à s’envisager, selon les périodes de son existence, comme un homosexuel refoulé, ou comme un homme profondément marqué par le modèle parental. En somme, de telles hypothèses l’amènent à se tenir pour un névrosé.
Le terme de « névrose », par son inacceptable simplicité, est, comme il me l’avoue un soir, le premier qui le pousse irréversiblement vers une philosophie personnelle. Wiggh connaît alors une longue période de débauche, et il la commente en considérant qu’elle a été l’effet direct de la psychanalyse : étant étiqueté comme névrosé, inapte à l’amour et à la sexualité, ou plutôt à la sexualité dans l’amour, il se doit d’agir en conséquence afin d’assumer cette névrose. Le descriptif, m’écrit-il un soir, finit toujours par devenir du prescriptif.
A la même époque, il vit une relation courte et pénible avec une jeune femme aux cheveux lisses et blonde, qu’il ne comprend pas et qui ne le comprend pas. Cette relation le remet en cause à tel point qu’il préfère arrêter définitivement ses études et cesse même de travailler. Sa famille est riche et conciliante. Le tenant pour malade, elle le laisse faire à sa guise. Elle continue à le nourrir et à subvenir à ses besoins. Wiggh part pour l’Inde et la Chine, où il demeure trois ans. Pour une raison simple, ces longs voyages le conduisent à penser que la psychanalyse est partiellement fallacieuse. Sans doute lui a-t-elle permis de donner à un certain nombre de ses comportements les plus aberrants une signification et une cohérence indéniables, mais comme des civilisations entières ont pu se passer d’elle, Wiggh en vient à supposer que cette signification ne forme qu’un discours vraisemblable dénué de toute véritable scientificité.
Dans cette perspective, de retour en Europe, il en vient, m’écrit-il, à penser que les termes de « charme », de « séduction » et d’« amour » possèdent également une signification équivoque, problématique et mouvante : eux non plus ne renvoient à aucune réalité tangible, mais à une constellation de phénomènes empiriques sans cohérence que l’individu regroupe, réduit et simplifie différemment selon les époques et les lieux.
Il se dit que l’« amour », par exemple (j’aurais pu aussi bien prendre, à son instar, l’exemple du « charme » ou de la « séduction »), n’a aucune réalité, et ne tire son existence que d’une signification que, par souci de réguler certaines tendances et certains comportements humains, l’individu crée, puis que l’histoire des mœurs modifie. L’« amour » n’étant qu’un mot, il constitue donc une expérience impliquée par des règles a priori ; et l’on n’appelle « amour » que ce qui correspond à la signification qu’une époque et une civilisation donnent à ce terme. Dans ces conditions, m’écrit-il, il suffit de connaître les règles logiques de la signification de l’expérience amoureuse que l’homme s’est données en Europe, au début du XXIe siècle, pour vivre cette expérience indéfiniment. Wiggh se dit, et me dit que, s’il a vécu si longuement seul, ce n’est pas parce qu’il a été malade, mais parce qu’il a méconnu l’existence de ces règles. Il se met immédiatement à les chercher.
Il va de soi (ce qu’il retire de ses voyages le suppose) que ces règles ne peuvent pas être les mêmes pour toutes les classes d’individus. En ce sens, Wiggh est immédiatement conscient qu’une fois assimilées celles qui organisent les comportements des femmes de la famille sociale qu’il a choisi d’étudier, il lui sera impossible de les appliquer à un autre groupe. Son choix se porte naturellement sur la famille dont il fait lui-même partie, la classe moyenne athée et cultivée, la classe pessimiste, sentimentale et nostalgique, la classe semi-bourgeoise tout à la fois passive mais révoltée.
Un soir, il m’annonce au téléphone qu’on proteste souvent contre l’idée que les groupes sociaux sont cloisonnés et ne se reproduisent qu’entre eux. Pour Wiggh, cette idée n’est pas choquante ; elle provient de la nécessité de l’existence des règles : puisque, en raison de ses différences de culture, chaque groupe répond à des règles différentes afin d’apporter une signification régulatrice et stabilisante à ses comportements, un groupe ne peut logiquement pas comprendre les règles des autres groupes, et, de la sorte, ne peut pas non plus les appliquer. Dès lors qu’un individu possède une culture, culture qui dépend essentiellement de son éducation, son destin est, d’après Wiggh, sinon joué, du moins en grande partie prévisible dans ses grandes lignes.
Etant donné que les règles présidant à la signification de l’« amour » sont nombreuses, me dit-il une autre fois, un individu de culture X peut néanmoins en posséder quelques-unes en commun avec un individu de culture Y ; et c’est de l’existence de cette communauté réduite de règles qu’ont selon Wiggh découlé ses malentendus sentimentaux avec la femme blonde aux cheveux lisses qu’il a connue. On croit pouvoir vivre ensemble, mais la compréhension mutuelle n’est que très limitée. On pense ne plus s’aimer, on recourt à la psychologie pour comprendre cette usure de l’« amour », alors que ce ne sont pas les sentiments qui se sont usés (puisqu’ils n’ont pas d’existence tangible), mais les règles de compréhension de la signification des sentiments de l’un qui, pour finir, ont révélé leur profonde incompatibilité avec celles de l’autre. D’après Wiggh, un être de culture X ne pourra jamais vivre avec un autre de culture Y ; et si un couple XY existe parfois, il est voué à se dissoudre et à disparaître.
Outre leur aptitude à rendre compte de la question de l’espérance de vie d’un couple, la reconnaissance de l’existence de règles culturelles à l’origine de la signification des expériences amoureuses d’un individu possède pour lui un autre avantage. Il m’écrit qu’elle permet d’expliquer simplement la raison de l’air de famille commun à tous les êtres qui vous séduisent, que vous séduisez, et avec lesquels vous avez vécu : il n’y a là aucun destin, aucune compulsion, aucune fatalité insaisissable et désarmante. La raison de l’unité d’une vie sentimentale, aussi riche soit-elle, provient de l’unité des règles de la famille culturelles dont, sans le savoir, vous faites partie.
Quant à la complexité apparente d’une telle vie, elle provient du fait que la constellation empirique que réduit et ordonne le terme de « séduction » ne recouvre pas celle que réduit et ordonne le terme d’« amour » : un individu peut tout à fait posséder les mêmes règles de type X qu’un autre sur les expériences séductrices, et s’avérer un individu de type Y sur l’expérience de la relation amoureuse. C’est pourquoi il arrive que certaines personnes en séduisent beaucoup d’autres, et toujours du même genre, d’ailleurs, sans pouvoir vivre avec aucune. Et quand le phénomène inverse se produit, à savoir que deux êtres s’avèrent appartenir à une même famille X sur le plan amoureux sans du tout se ressembler sur le plan séducteur, ils deviennent amis, et non amants - ou frustrés et désespérés parce que leur parfaite mésentente trahit leur incompréhension de la signification de leur comportement respectif d’approche et de séduction.
A la même période, la reconnaissance de l’existence de règles logiques comme fondement de la signification des expériences du jeu amoureux permet également à Wiggh de comprendre que dans certaines familles culturelles, le domaine de l’esthétique (« élégance », « perfection plastique », etc.) n’ait aucune incidence sur la constitution durable d’un couple. Elle implique également de mettre sur le même plan les relations hétérosexuelle et homosexuelle en les assimilant à deux complexes de règles. Selon Wiggh, la seule distinction entre les deux types se borne à la question de la procréation et du renouvellement des générations ; mais, du point de vue culturel, hétérosexualité et homosexualité constituent indéniablement deux familles plus ou moins compatibles (cas des bisexuels).
Enfin, pour lui, la reconnaissance de l’existence des règles apporte une réponse définitive, car logique, aux questions du « donjuanisme » et de l’« adultère » : le « donjuanisme » prouve la capacité de certains à assimiler toutes les règles de signification des phénomènes de « séduction », quelle que soit la famille culturelle appréhendée. L’« adultère » témoigne de l’incapacité remarquable de certaines familles à hiérarchiser les règles amoureuses de leur propre famille culturelle. D’où découle une tendance irrépressible à niveler les individus et à souhaiter les charmer, les séduire et les aimer tous.
Ainsi, la découverte de ces règles permet à Wiggh de juger toutes les expériences amoureuses comme des problèmes logiques, et non comme des problèmes sentimentaux ou moraux. L’existence de comportements amoureux déviants ou pervers n’est que l’indice d’une modification de ces règles, et, partant, de la signification à apporter ou à chercher aux expériences qui en résultent. Elle ne constitue une décadence que dans la mesure où elle révèle simultanément un renouvellement. Des familles culturelles disparaissent, tandis que d’autres sont créées.
Le jour où Wiggh acquiert la conviction de l’existence de ces règles, et qu’il réussit à les analyser toutes, il peut se mettre à les appliquer. Il commence par se comporter selon les règles implicites de la signification du « charme » et les jeunes femmes de sa famille culturelle se mettent à lui sourire sans exception. Une fois qu’il a appliqué les règles ordonnant la signification de la « séduction », il me raconte en riant qu’il commence d’être sollicité en permanence. Il choisit la jeune femme dont l’air convient le mieux à sa culture et il se met à calquer son attitude sur ce qu’impliquent les règles implicites de la signification de l’amour. Peu à peu, la jeune femme sélectionnée, si j’ose cet adjectif, accepte de considérer l’« amour » comme un terme vide de sens et de réalité, et même comme un cadre arbitraire imposé à une classe d’individus à une époque historique donnée.
La perfection mécanique et logique des attitudes d’Octave Wiggh exige de lui une concentration qui rend impossible toute spontanéité. Il est souvent épuisé. Il me l’avoue. De plus, comme la réduction des phénomènes amoureux à un complexe de règles justifie l’infidélité, en la séparant d’une faute morale et en la ramenant à une confusion d’ordre linguistique, à un manque de subordination logique entre les différents termes de la définition de l’ « amour », il lui paraît de plus en plus tentant de manipuler les règles de sa propre famille culturelle, d’une part afin de relâcher sa concentration en faisant varier son objet, d’autre part pour étudier les effets de cette modification sur lui et sa compagne, qui acceptent bientôt de se tromper.
A force de manipulation linguistique, le couple Wiggh arrive à une définition de l’« amour » globale qui permet de doter d’une signification nouvelle toutes sortes de phénomènes qu’ils ont jusque-là rangées sous d’autres appellations : leur définition de l’« amour » annexe peu à peu celle de la « partouze », celle de l’« échangisme », celle du « sado-masochisme », et, pour terminer, celle de la « prostitution ». Wiggh prend soudainement peur. Il se rend compte que le développement et l’accroissement de sa définition de l’« amour », après les avoir introduits dans d’autres familles culturelles que la leur, finit, elle et sa compagne, par les en éloigner et complètement les isoler. Leur comportement, pour conserver des termes logiques, est devenu incompréhensible (indicible) auprès de leurs proches. On ne leur parle plus, on les rejette et les exclut. Parfois même, on les agresse. C’est dans ces circonstances qu’Octave Wiggh décide de publier les deux livres qui vont jeter l’Europe dans un complet désarroi moral.
Dans son premier livre, les Apories morales, qu’il fait paraître à trente-neuf ans, Wiggh définit la morale comme une forme de compréhension logique majoritaire de certaines expériences, et en infère la possibilité d’une redéfinition plus générale permettant de rendre compte des comportements les plus marginaux et les plus condamnés, de manière à les annexer à cette morale. Il affirme qu’une telle redéfinition a l’avantage de permettre la constitution d’une famille culturelle unique, et il exhorte ses contemporains à admettre dans leur appréhension des mœurs toutes les formes de perversité, en les justifiant comme des pratiques culturelles fondées sur des règles parfaitement acceptables, puisque tout aussi compréhensibles du point de vue de la logique de leurs termes.
Il ajoute que les termes moraux actuels sont tous confus, et que cette confusion est bien l’indice de l’absence de réalité qu’ils recouvrent. Dans cette optique, il rappelle qu’il n’y a jamais eu de morale intangible. Il suffit juste d’articuler différemment la définition des termes moraux pour que la constellation de phénomènes qu’ils cherchent à définir prenne une toute autre signification. Si des comportements existent, soit on se borne à les observer en silence sans leur donner de signification, ou bien on leur en donne une qui subodore toutes les attitudes empiriques dans une seule signification morale.
Après cet ouvrage, Octave Wiggh en publie un second l’année suivante. Il s’agit d’un dictionnaire, Logique des perversions, dans lequel il parvient à classer de manière alphabétique et naturaliste tous les phénomènes excentriques et blâmés par ce qu’il appelle la morale de la classe majoritaire, et à les réarticuler dans des définitions prenant en compte les phénomènes aussi bien admis que refusés - mais signifiés donc évalués et jugés par cette même morale. Le dictionnaire est aussitôt censuré. Puis, quelques mois après, sa femme le quitte pour un autre ; et Wiggh, désorienté, déconcerté, comme pris au piège de sa propre logique, décide de reprendre le problème à zéro.

 

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