— Paul Otchakovsky-Laurens

GUATEMALA

05 juin 2016, 21h19 par Paul Fournel

L'avion a décrit une grande courbe puis s'est engagé franchement entre les immeubles de la ville pour se rendre à son port. C'est ainsi que j'ai pu voir, en passant, Madame Ramirez dans son salon, monsieur Hernandez  dans sa cuisine et madame Perez assise à son bureau, travaillant. Ils furent mes premiers guatémaltèques.

 

Ensuite, lorsque vous découvrez que le charmant hôtel dans lequel vous logez se trouve précisément sur l'avenue qui mène les avions vers leur piste d'atterrissage, votre point de vue change un peu. Je me demande alors combien de passagers, à cet instant, me regardent vous écrire.

 

En descendant de l'avion, dans le long couloir morne qui mène au carrousel, une première affiche me demande de ne pas proposer aux enfants de l'argent contre des relations sexuelles. C'est punissable. Il me semble, mais je ne connais pas l'espagnol, qu'une autre phrase demande instamment aux enfants de ne pas proposer de relations sexuelles aux adultes contre de l'argent. Dans les toilettes, au-dessus du R.Mutt, une seconde affiche me signale que deux hommes sur cinq ne se lavent pas les mains après avoir utilisé les toilettes. C'est mal.

                     

La consigne est simple : on ne flâne pas au hasard dans les rues sous peine d'arrachage de sac, de prise de bijoux (avec déchirure du lobe de l'oreille), de coups et blessures et autres peines d'argent. Il convient de savoir où on veut aller et d'y aller en taxi. Mais attention, pas un de ces taxis blancs qu'on hèle dans la rue car leurs chauffeurs sont des voleurs. Il convient de demander un taxi à l'hôtel. Commandons donc. Mais pour revenir, on fait comment?

 

On m'explique d'emblée que le Président de la République est un ancien comique de télévision. Je demande comment il a pu accéder au pouvoir et on me répond qu'il faut savoir "ce qui grouille en dessous".

 

Dans le petit hôtel charmant où nous logeons le fils de la patronne (7 ou 8 ans environ) agit en maître de maison. Il est bref et rond, comme beaucoup de gens ici, et il s'agite avec autorité. Il m'explique en apportant une choppe glacée pour la bière et en espagnol qu'il ne parle pas français mais qu'il parle anglais. Il le fait avec beaucoup de mesure et beaucoup de discrétion. Pour l'instant je n'ai entendu que "Coca Cola", mais c'était bien dit. Je pense que je ne tarderai pas à avoir une conversation de fond avec lui.

 

Le grand colloque sur le sport dont je devais prononcer la conférence d'ouverture sur le thème "Sport et Littérature" aujourd'hui, à été purement et simplement annulé hier pendant que j'étais dans l'avion. Qu'à cela ne tienne, je ferai la conférence à l'Université. On enverra quelques mails.

 

La ville de Guatemala n'a pas d'autre charme immédiat que celui de ses arbres. L'arrosage tropical quotidien, l'altitude qui varie les espèces, la générosité du sol et peut-être une alchimie du kérosène des avions, font qu'ils sont hauts, nombreux en belle santé et variés. On les trouve au centre des avenues en forêt longiligne, on les trouve au coin des rues portant leur ombre sur les bougainvillées et au zoo où les singes les habitent.

 

Le reste du centre de la ville est moderne, malcommode, embouteillé et bruyant. Je suis interdit de périphérie et privé de bidonville.

 

J'ai voulu en savoir davantage sur ces fameux taxis blancs qu'on ne doit pas prendre.

J'ai enquêté : Ont-ils des compteurs truqués? Promènent-ils les voyageurs étrangers pendant des heures en dehors de leur droit chemin? Exigent-ils des pourboires mirobolants?

Point du tout. Ils pratiquent le kidnapping-express. Ils bouclent les portes, vous entraînent à l'écart où quelque complice les attend et avec gentillesse vous dépouillent. Ensuite il vous font passer à la banque pour vider le distributeur de billets à l'aide de votre carte de crédit. Surtout ne criez pas au secours car la police pourrait venir pour compliquer les choses.

Pourquoi donc ces taxis roulent-ils encore? On m'explique que c'est parce que "quelque chose grouille en dessous". On m'a déjà dit ça à propos de la politique, non? Cette vie souterraine semble être un trait fonctionnel local.

En attendant, j'apprends à différencier le blanc du jaune (amarillo) d'un seul coup d'œil.

 

Franchement une bonne purée de haricots noirs avec deux bananes frites dégoulinantes d'huile, ça vous structure l'omelette fromage-jambon du petit-déjeuner, non?

 

L'Oulipo a fait hier soir son entrée officielle au Guatemala. Flanqué d'un libraire traducteur génial et de trois confrères écrivains, j'ai pu présenter au public quelques-uns de nos travaux. Le traducteur était au martyre. Improviser une traduction de "What a man" et du Maki Mococo en espagnol n'est pas une sinécure.

 

Les écrivains m'ont expliqué que les éditeurs ont une nouvelle folie : ils leur demandent souvent de faire des anthologies collectives de textes courts afin que le public de l'un s'additionne au public de l'autre. Ils rient ensuite entre eux et en espagnol en parlant de soustraction.

 

Un poète, Lito Monterroxo, m'offre deux petits livres de sa composition et de sa fabrication. Ce sont, en vérité, deux coffrets de carton fragiles dans lesquels quatre fois quatre vers tournent pour composer des quatrains de hasard.

En voici un en espagnol :

 

El Arte y nada mas

Viene a traducir

La emocion de vivir

Danzando

 

Et un en anglais:

 

And playing with the time I remember you

Like a beautiful sunflower with a navel

Excited by your female figure

Filling with colors the huge cocoon

 

Il voudrait que je lui trouve un éditeur français. Je lui dit que c'est un projet bizarre et il fait semblant de ne pas comprendre pourquoi. Il part, me semble-t-il un peu fâché.

 

Si on excepte ceux qui vous tuent et ceux qui vous rançonnent, les guatémaltèques sont charmants.

 

Le centre historique de la ville, la "zone 1" comme on dit, a des délabrements cubains : pierres de façade rongées, peintures écaillées, fenêtres béantes et, partout, ces petites plantes qui trouvent le moyen de pousser sur les corniches de toit, sur les balcons, accrochées à un lambeau de terre que la pluie leur dispute. Les plus riches de ses habitants sont partis vers d’autres Zones.

 

Non, je n'ai pas peur du tout, mais dans certaines circonstances de circulation, je préfèrerais que le chauffeur de taxi lâche son portable et conduise avec les deux mains.

 

Le marché central est un délice de couleurs et d'odeurs. Impeccablement tenu, il déborde de tissus, de sacs, de nappes, de chemises et de pantalons multicolores. Je suis certain que les villageois des montagnes auraient bien du mal à y retrouver le tartan de leur clan, mais tout a l'air gai. Les commerçants vous parlent doucement sans vous poursuivre. Ils savent qu'ils auront leur chance à leur tour de chance.

Au sous-sol, à l'alimentation, on mouille les poissons et les viandes pour qu'ils brillent dans la lumière des lampes. Les femmes épluchent des mangues pour les mettre en morceaux dans un sac en plastique. Elles pressent dessus le jus d'un demi citron vert et c'est parti pour les vendeurs à la sauvette.

 

Le métier qui consiste à faire garer les voitures n'existe pas. Nombreux pourtant sont ceux qui le pratiquent et vous assurent protection : si vous payez, ils ne rayeront pas votre carrosserie. C'est déjà ça. Celui qui officie dans les beaux quartiers et dont les prix sont élevés, a eu les moyens de se faire confectionner un costume de fantaisie, pantalon bleu marine, chemise bleu ciel et casquette siglée. Maintenant, il existe et son métier aussi.

 

D'un côté de la place centrale, le palais du gouvernement, ancien, majestueux, est tartiné d'un vert immonde. A côté, la cathédrale en pur style sulpicien. En face, le plus horrible bâtiment moderne possible, haut, laid, encombrant et malcommode. En bas, ceux qui n'ont rien à faire qu'attendre la prochaine révolution (ils seront sur place), regardent défiler les voitures autour d'eux. De loin en loin, le marchand de glaces pousse sa petite charrette dont la cloche tinte. Une autre tinte plus loin. La place est immense.

 

Une ville dans laquelle on ne peut pas marcher, on ne peut pas flâner n'est pas une ville. C'est une punition.

 

Un complice cycliste me raconte qu'il a cessé de faire du vélo au Guatemala le jour où un de ses copains, parti sans lui rouler dans la montagne, s'est fait braquer son vélo neuf par un piéton armé. En une seconde, le piéton armé s'est mué en cycliste armé et le cycliste en piéton désarmé, avec une bonne trentaine de bornes devant lui pour rentrer. Le tout sur ses chaussures à cales impossibles à marcher.

 

Comme c'est aujourd'hui mon anniversaire, je vais visiter Antigua, histoire de me donner un coup de jeune.

 

Au moment même où nous entrons dans le musée du chocolat un orage éclate qui est un déluge. Le "volcan du feu" et le "volcan de l'eau" disparaissent dans les nuages noirs. Les deux sirènes,sculptées en bas-relief sur le mur du jardin, ruissellent. La température est tombée brusquement. Le garçon nous conseille un thé au chocolat : de l'eau chaude jetée sur le gruau. C'est bon, sans sucre, nature, rien que le parfum sous le tonnerre de la pluie.

 

Les rues de la ville sont pavées, inégales. Les églises qu'on a remises debout sont en style bling-bling. Les autres sont en ruines. Le commerce est omniprésent mais discret : il faut s'enfoncer dans les patios pour le découvrir, souvent parmi les fleurs et les oiseaux ; des colibris, des jaunes-gorges ou des grosses merlettes brunes et noires. Au restaurant, notre table est isolée dans un antre de verdure.

 

Ici les hommes sont petits et ronds,

Ici les femmes sont petites et rondes,

Ici les enfants sont très petits et ronds;

Ils s'habillent tous d'un habit de couleurs vives

Mais comme elles ne sont pas assez vives

Ils rajoutent un habit de couleurs vives

Et un chapeau de couleurs vives

Et une écharpe de couleurs vives.

Dans la plus grande écharpe, les mamans

Enroulent dans les couleurs vives

Leurs bébés rouges et noirs.

 

On m'a vivement recommandé de ne pas manger dans ces petits restaurants à la sauvette qu'on trouve le long des routes et qui ont parfois un parfum tentant. Je comprends mieux cette consigne lorsque je vois la cuisinière aux ongles noirs saisir un sachet en plastique plein d'eau, le déchirer avec les dents et le cracher dans la soupe.

 

Au retour, sur la route détrempée, des voitures ont glissé dans le ravin. Une ambulance hurle. Sur le bas-côté, les camions attendent leur tour de reprendre leur chemin. Au volant, les chauffeurs ont quatre heures pour regarder tomber la pluie. Ils ne seront autorisés à repartir que vers 21 heures, lorsque l'embouteillage aura fondu.

 

L'Université Marroquin, bijou de brique rose, est nichée dans un immense arboretum entretenu au ciseau à moustache. Chaque printemps, les étudiants et les professeurs s'y réunissent dans la nuit finissante pour écouter chanter les oiseaux et lire des poèmes.

 

Les étudiants de l'Université Galileo sont impatients de savoir qui de Paris-Saint-Germain ou de Marseille gagnera la finale de la Coupe de France qui est en cours à l'heure où je leur parle. Je les rassure.

 

L'élégant directeur du département des sports de l'Université, qui fut représentant de son pays au CIO, me raconte ses bonheurs de Paris dont le plus grand est de pouvoir marcher à travers la ville sans risque ni contrainte. Il me dit que la France est le pays idéal pour la culture et pour l'éducation. Il y envoie ses enfants. "Le reste est nul" précise-t-il en conclusion.

 

Le dimanche, par souci de compensation, on interdit l'avenue de la Reforma aux voitures. Ce jour-là, on y court, on y pédale librement. On peut même y marcher d'un seul coup tout ce qu'on n'a pas marché dans la semaine. Saisi par la frénésie musculaire, un voisin y a même descendu son appareil massif et chromé qui lui sert à se faire les biscotos.

 

Les transports en commun (rares) et les autocars qui sortent de la ville sont d'anciens "school buses" nord américains. Ils sont repeints en bigarré et leur point commun est d'être conduits à toute blinde, au mépris de tout code et de toute prudence. Ils n'ont pas de temps à perdre avec ces détails.

 

Pour descendre vers le lac d'Atitlan, on emprunte une route vertigineuse, taillée sur un à-pic de verdure d'où on découvre progressivement le site. Le lac est au fond, immense, entouré de ses volcans qui culminent à plus de 3500 mètres. Les eaux sont vert-gris, agitées par les vents de montagne, froissées, vaguement boudeuses. Des nuages s'accrochent aux sommets, une fine brume descend jusqu'à la surface. Sur les rives, au loin, on devine des villages. Plus proches, les maisons que l'on voit cascadent de la montagne vers la berge, accrochées à la forêt.

Aldous Huxley plaçait Atitlan "au-dessus de tout" en matière de beauté lacustre. Je ne suis pas expert; comme lui, je le trouve effectivement beau mais encore plus inquiétant que beau. Le mystère épais de la forêt tropicale se combine avec le mystère profond des eaux troubles, la profondeur des gouffres se mêle à la menace sourde des volcans.

 

Arrivés à Panajachel, sur les rives du lac, nous avons loué une barcasse en fibre de verre, poussée par un Evinrude et barrée par un jeune homme en capuchon, pour faire la traversée. Trente longues minutes de tape-dur sur les vagues soulevées par le vent dans un inconfort absolu et grisant. Au bout du lac et au bout du monde, San Pedro, cul de sac notoire au pied des volcans, vanté par les guides. Là se rejoignent des indiens qui sont, en principe chez eux, des juifs qui ont fondé une communauté pérenne et se promènent en barbe et kippa, des hippies qui sont partout chez eux où la drogue est peu chère, et des sectes évangélistes qui affichent leurs frontons. Au ras de l'eau, des restaurants improbables qui attendent le chaland et proposent leurs falafels et leurs "Space cakes" en hébreu. Accessoirement, des douches chaudes ou froides.

Les deux vieux hippies venus directement du "summer of love" ne sont plus capables que de chauffer le muret sur lequel ils sont assis. Des plus jeunes, les yeux en vapeur, tressent des bracelets invendables depuis 1972 ou "travaillent" le cuir. Autour d'eux, de grandes et capiteuses jeunes femmes blondes attendent nerveusement l'heure du bango.

Les évangélistes tentent de persuader les villageois que la mort est dans la poudre blanche et le Diable entre les jambes des blondes. Ils peinent.

Cependant, les villageoises qui ont eu un commerce peu équitable avec les beaux garçons et qui sont mères célibataires, tissent leur faute sur des métiers rustiques et produisent des chemises colorées destinées à nourrir leurs lardons. Tous partagent le regard battu des deux Huskies sibériens qui zonent dans la rue principale, la langue pendante, en mal de neige.

Aucune route pour fuir. Rien que l'eau où la lave pour couler, juste avant le jour de la fin du Monde.

 

Au pied d'un arbre, l'air perdu (ou plutôt pas trouvé), un chaton gris magnifique avec des yeux de la couleur turquoise réservée aux précieux tonkinois.

 

Dans la côte du retour, je me place sur le bas-côté pour applaudir les quelques cyclistes qui dans une chaleur de four, dans les fumées noires des autocars, escaladent cette route en muraille qui gravit la forêt. Ils utilisent des braquets minuscules qu'ils ont pourtant du mal à pousser. Leur ruisseau de sueur rejoint la cascade qui tombe vers le lac. Ils trouvent la force de me sourire.

 

Les embouteillages sont interminables, peu de routes, peu de transports collectifs, une population croissante, Guatemala-City est un entonnoir dans lequel doivent entrer de gré ou de force des centaines de milliers de voitures. Pour l'instant, elles y parviennent mais au prix de quelle impatience!

 

On pourrait penser qu'après tant d'années, tant de générations, tant et tant de métissages, tant de couleurs vives tissées et retissées sur les corsages et sur les jupes, tant de chansons, tant de télévision, tant de messes, tant de nouvelles des quatre coins du monde, la grande tristesse des mayas serait effacée, oubliée ou simplement classée dans les dossiers de l'histoire. Il n'en est rien. C'est même exactement le contraire : chacun ici, d'où qu'il vienne et quelque soit sa race porte en lui une goutte noire de l'inacceptable massacre. Il n'est que de les regarder dans les yeux. Et de juger de leur capacité au silence.

 

 

                                                         Guatemala-City.  18-24 mai 2016

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