— Paul Otchakovsky-Laurens

MONTEVIDEO

09 octobre 2016, 09h50 par Paul Fournel

1- Nous arrivons à Montevideo un samedi vers midi. Je trouve que le plus grand charme immédiat de la ville est son calme. Je m’attendais à un tumulte sud-américain et je me retrouve dans une paix provinciale. Lorsque je sors pour faire un tour dans la vieille ville vers 17h et que je constate que toutes les boutiques sont fermées, rideau de fer rouillé baissé, je trouve la ville trop calme, trop trop calme. Le dimanche matin, quand le décalage horaire me précipite dehors pour un café et que tout dort encore, je la trouve franchement fantôme. Il faudra attendre midi pour voir trottiner les premiers joggeurs sur les ramblas. « On s’y fait, soutiennent les montévidéens en bâillant. »

2- Le luxe immobilier de la ville n’est pas concentré dans un quartier, les riches ne se mettent pas en rond, ils s’étirent tout le long des quelques vingt kilomètres du front de mer – la rambla. C’est un festival de bâtiments luxueux sans harmonie ni unité qui déroulent leurs interminables balcons et terrasses, ouverts au vent du Sud qui balaie le rio de la Plata.

NB : dans cette moitié-ci du monde, le vent du Sud est le vent froid.

3- L’eau de l’estuaire change au fil des heures, tantôt bleue quand le ciel est complice, tantôt brune quand la marée s’en mêle et brasse les fonds, tantôt grise quand les nuages s’en viennent d’Argentine. Elle est à perte de vue et de vraies vagues de mer battent les plages.

4- Sur le buffet du petit-déjeuner, Valérie qui est du voyage, trouve à profusion le « dulce de leche », ce lait au caramel qui est sa madeleine d’enfance et qui sera le thème de tout notre séjour : caché dans les gâteaux, offert avec les salades de fruits, niché dans les chocolats, étalé sur les « panqueques ». Pas encore sur la viande.

5- Le premier stage d’écriture que nous animons se tient dans un bocal posé dans le jardin du musée d’art moderne – un bar transparent. Nous renouvelons les exploits de Georges Simenon et Jacques Jouet qui écrivirent en vitrine, au vu et au su des passants. Nos stagiaires n’en prennent pas ombrage, ils ont le nez dans le cahier et à peine le temps de machouiller le capuchon de leur stylo (cadeau de l’organisation). Les passants regardent, amusés ou médusés, au choix, ces drôles de poissons à plumes.

6- Les librairies locales qu’on installe volontiers dans les vieilles demeures luxueuses qu’ont quittées les grandes familles, ont pour particularité d’avoir entre six et neuf mètres de hauteur sous plafond. Comme les livres montent jusqu’au sommet, il faudrait inventer la libraire aux longs bras. En lieu et place, on trouve des échelles roulantes, ou plus exactement des plateformes roulantes qui ressemblent à des chaires de prédication. Le lecteur peut y accompagner le libraire pour affiner son choix jusque dans les grandes hauteurs. La tentation est grande d’y lire à forte voix.

7- Le centre culturel espagnol où se déroulent les manifestations du festival international de littérature, dispose de salles dans lesquelles se tiennent les débats et d’un vaste atrium où se tiennent les ébats. Le public est nombreux, il est jeune mais pas que, attentif mais pas que, composé également de garçons et de filles. C’est au tour d’un jeune poète argentin (que nous retrouverons plus tard et ailleurs) qui scande ses textes comme un rappeur, puis c’est au tour d’une jeune poétesse uruguayenne qui, avant de se lancer dans sa lecture, se met un casque sur les oreilles. Qu’écoute-t-elle en lisant ? Du rock pour la mettre en train ? Du Schubert pour apaiser son trac ? Borges lisant lui-même ses poèmes pour lui donner confiance ?

8- Pendant la lecture, au milieu de la volée d’escaliers, visiblement peu intéressé par ce qui suit son cours, je repère un homme assez âgé, en costume sombre, chemise blanche et cravate bordeaux qui détonne. Qui peut-il bien être ? Le responsable de la sécurité ? Un agent du Ministère ? Un financier bienfaiteur ? Le père compassé d’un artiste en blue-jeans ? Et pourquoi se tord-il ainsi les mains et les poignets ? Pourquoi ne cesse-t-il de passer discrètement d’une jambe sur l’autre ?

 

9- Trois jeunes gens qui regardent et écoutent la lecture sacrifient au rite du maté. Un des garçons porte sous le bras le thermos. Il verse de l’eau chaude dans la calebasse que tend le second. Celui-ci aspire une gorgée avec la pipette métallique puis fait passer la calebasse au décor argenté à la fille qui se tient entre eux. Tout cela sans un mot, sans un bruit, selon un rituel visiblement établi et immuable. « Les uruguayens naissent avec un thermos sous le bras, m’assurera-t-on. » et moi, je me récite le Roi de la Pampa, premier sonnet des cent mille milliards de poèmes de Queneau : « Quand on boit du maté on devient argentin »… et je me dis qu’« Uruguayen » ne ferait pas le compte.

10- Les organisatrices invitent tout le monde à dégager un espace central et à s’asseoir en tailleur à la périphérie. On va danser. La musique part et c’est le monsieur de l’escalier qui vient se placer au centre, sombre et immobile. Il danse soudain comme seuls les danseurs dansent. Il se défait de sa veste, de sa cravate, de ses chaussures, il semble souffrir et je me dis que nous sommes partis pour un solo de maillot de corps pathétique et de face de Carême. Je me trompe. Car ce monsieur est un formidable danseur. Il danse ses soixante-treize ans avec son corps d’homme mûr et son assurance de vieux professionnel, faisant glisser l’émotion sur le ciment, en pleine lumière crue des néons, parmi les rangs serrés de spectateurs silencieux. Pendant trente minutes, personne ne songe plus à aspirer le maté.

11- Montevideo, dans sa partie ancienne comme dans ses quartiers modernes, est anarchique. Des immeubles d’époques diverses et d’architectures plus diverses encore se pressent les uns contre les autres, sans autre projet d’urbanisme que celui de combler les vides. Jeter un coup d’œil circulaire sur les façades de la place de l’Indépendance (la grand’place) c’est feuilleter l’architecture des deux derniers siècles avec ses triomphes et ses bourdes. De ces voisinages hasardeux naissent plus d’étrangetés que de beautés. Sans compter le monstrueux Palacio Salvo qui est d’une rare bizarrerie. A l’ombre de ses arcades, les marchands de souvenirs vendent des peaux de vache.

12- Je suis heureux de ne rien comprendre. Les rencontres et les débats auxquels nous assistons me sont comme une musique que Valérie éclaire de quelques traductions aux moments opportuns. Je me régale des tonalités et des rythmes, picorant ça et là un mot que le français me dicte.

13- Retour de San Francisco où j’ai retrouvé le Zinfandel avec plaisir, je goûte le Tannat Uruguayen, bien tannique comme son nom en langue d’Oc le laisse deviner. A chaque pays son vieux cépage de France : au Chili le délicieux Carménère, à l’Argentine le puissant Malbec. Tous un peu oubliés ou marginalisés depuis la crise de la vigne en France et qui font les belles bouteilles des ailleurs.

14- A la suite d’un patacaisse dont je ne dénouerai jamais les ficelles, notre atelier au Lycée français est annulé. Personne ne semble s’en émouvoir vraiment et Valérie décide que nous louerons des vélos et que nous ferons la promenade des français : nous allons pédaler le trottoir de la rambla jusqu’au bout. Le bout fixé étant la poissonnerie Don Cipriani qu’on nous a vantée.

Le soleil brille, la brise est douce, la température plus clémente que le jour d’avant, les VTT ne grincent pas ou peu : en route pour un slalom sur le large trottoir entre les joggeurs et les promeneurs de chiens (nous en avons compté jusqu’à huit pour un seul promeneur !). La mer à droite, la circulation à gauche, en route pour vingt kilomètres. On longe le golf, la fête foraine, on pousse jusqu’au phare en vaillants pédaleurs. Très vite nous oublions la ville qui s’étire sur notre gauche pour admirer les plages urbaines. Les plus chics bénéficient d’une dameuse qui efface les traces du dimanche et font le sable propre. Quelques rares baigneurs avec d’épaisses combinaisons.

Don Cipriani que nous atteignons au bout d’une heure est un étal de poissons au bord de la chaussée. Les automobilistes s’y arrêtent pour acheter leur dîner. Lorsqu’on descend les quelques marches sur le côté, on découvre un petit estancot posé sur la plage où on peut manger.

D’accord, on nous avait promis des soles et nous n’eûmes que des filets de poisson blanc (merlu ?) à partager avec les trois chats de la maison, mais face à la mer, sous un soleil radieux et avec une fringale de cyclistes. Qui dit mieux ?

Et puis, en prime, vingt bornes de retour pour digérer !

15- On voit peu de mendiants dans les rues, mais quantité de petits vendeurs à la sauvette qui vendent des ceintures, des jouets, des bijoux made in Baba Cool.

16- Irvine Welsch, l’écossais, auteur de Trainspotting, est l’invité vedette du festival international. Il fait recette. Tous ses livres sont traduits et les fans se pressent. Il prend cela avec une douce philosophie. Son terrible accent scot donne du fil à retordre aux interprètes (sauf un qui a déjà épluché tous les entretiens qu’il a trouvés sur Youtube et qui connait les réponses par cœur). Il se révèle être un joyeux et modéré compagnon qui me raconte quelques anecdotes. Il vit à Chicago pour être quelque part entre l’écosse et Hollywood qui le nourrit, mais il souffre du froid en hiver. Aussi va-t-il en Floride chaque janvier dans l’espoir d’y bien travailler au soleil :

« I always go to Miami in winter with the idea that I am going to write a lot. There, my pants shorten, my sleeves shorten and, halas, my mind shortens too. I stay on the beach, sunbathing and doing mojitos.”

17- Renseignement pris, la jeune femme qui lisait ses poèmes avec un casque, écoutait une base de hip hop pour lui donner un rythme. On ne l’aurait pas juré.

18- Comme partout dans le monde, j’attendais de croiser l’amie de Marcel. (La géographie amicale de Marcel est planétaire et je me demande même si sur la lune ou sur Mars…) Elle est donc là et se fait connaitre. Il faut dire qu’elle est également l’amie d’Olivier ce qui ajoute un lien au lien. Elle travaille au lycée français et vit à Montevideo depuis plusieurs dizaines d’années pour cause d’amour. Son amour est mort, mais elle reste parce que la vie est confortable, paisible (on savait), moins chère aussi. Et puis on peut aller sans crainte au théâtre le soir, rencontrer les ministres dans la rue, la vie politique est calme et la présidence pittoresque de Pepe Mujica a donné un ton modeste au pouvoir. Le pays ne compte que trois millions d’habitants dont la moitié à Montevideo. Et puis il y a le rio de la Plata qu’on appelle ici la mer qu’on aime tant et auquel, en face, les porteignes tournent le dos.

19- C’est cette amie nouvelle qui va nous initier à la grillade. On ne coupe pas le bœuf comme chez nous, on ne le cuit pas non plus de la même façon, leur « à point » correspond à notre « bien cuit » et notre « saignant » n’existe pas. Le morceau le plus populaire est taillé dans les côtes et on joue du couteau pour séparer la viande de l’os.

20- C’est le Pape François qui va nous porter vers l’autre rive. En l’espèce un énorme hydroglisseur, le « Francesco Papa », qui fait la ligne vers Buenos Aires et qui franchit les 140 km du rio en moins de trois heures. Les passagers en classe économique sont un peu tenus dans la soute, au plus près de l’immense tax-free shop qui vend du camembert et des chemises Lacoste. Ils n’ont pas droit à la vue sur le large ni sur l’arrivée au port. Nous n’aurons pas vu Montevideo en partant et c’est presque par surprise que nous accostons en Argentine. Sans doute avons-nous fait une petite sieste.

 

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