— Paul Otchakovsky-Laurens

SEMIS D'HIVER

21 février 2017, 08h17 par Louise Desbrusses

des ateliers pour des personnes qui n'ont pas donné leur consentement, les institutions en demandent souvent, j'en anime rarement (animer : donner vie ou mouvement ; est-ce le mot juste ? j'aimerais). les lycéens de la classe de seconde de la petite ville de L. ne m'ont, par exemple, rien demandé.

alors pourquoi ? pour quoi ? et pour quoi faire ? toujours cet espoir - cette illusion, peut-être - qu'en semant quelques graines (par ces temps, semer ne s'impose-t-il pas ?) - elles trouveront un terreau, fertile.

c'est-à-dire par exemple, le défunt grantauteur qui va pour cette fois servir de départ : plutôt que le révérer au risque d'en être écrasés s'en servir de marchepied en tranchant au cutter l'ouvrage élu en autant de morceaux qu'il y a d'élèves.

c'est-à-dire, par exemple, faire confiance qu'il y a en chacun.e tout déjà et que si bienveillance, si main légère pour désigner la piste qui déjà se dessine (piste que chacun.e a commencé d'ouvrir mais que peur du jugement, habitude du "c'est pas comme ça qu'on fait", de la compétition, empêchent de reconnaître) elle pourra être explorée, plutôt qu'abandonnée à peine née.

c'est-à-dire par exemple, écouter chacun.e dans sa propre manière de s'emparer d'une idée. demander et demander et encore demander : et toi, toi, qu'est ce qui te touche, toi, de quoi as-tu envie, toi quel est ton désir, sais-tu le rencontrer ? sais-tu le reconnaitre ? sais-tu comment lui donner forme ? puis-je t'accompagner et si oui comment ?

c'est-à-dire, par exemple, faire du sur mesure pour vingt-trois êtres différents, tout ça en quatre pauvres demi-journées (heureusement on se connait déjà un peu, c'est-à-dire à peine, d'une première rencontre quelques semaines plus tôt).

je me crois pessimiste souvent. j'ai tort. ainsi se lancer dénote plutôt un certain optimisme, celui que j'appelle l'optimisme de la pessimiste : plutôt que d'inventorier la m... et les emm… (on en finit jamais), être en quête des germes qui poussent, des pousses qui résistent, aussi menues soient-elle, à la triste gadoue qui les ferait pourrir. les identifier, les nommer, les célébrer, c'est tenter le contrepoison de la joie.

joie donc, malgré de mauvaises nuits dans un triste hôtel aux murs de papier fin (n'eut été la gentillesse des gérants, il m'aurait éprouvée) à me demander ce que je foutais là à peser peut-être sur ces adolescents, à les égarer plus, qui sait ? ou pis, à rendre leur semaine plus longue.

joie, donc, car oui, malgré le concentré de temps, quelque chose a pris formes. chacun.e à sa manière se saisissant du bout de la proposition qui résonnait en elle, en lui. chacun.e le faisant sien.ne au point d'oublier presque d'où c'était parti. certain.e même le protégeant, refusant d'en parler : des fois qu'on leur abîme ? je peux l'imaginer. au risque peut-être de ne pas profiter de l'échange ? certes, mais les "je sais ce que je veux " étaient si pleins de force, que oui, vas-y : le désir est si rare ; pour des moyens plus élaborés, il y aura d'autres temps, d'autres routes. éviter s'il se peut de prendre le risque de voir la pousse se ratatiner par excès de conseils.

pour d'autres, étonnés, méfiants, quelque chose de l'ordre de : ai-je le droit, vraiment, ai-je vraiment le droit de faire ça, oui, ça qui me parle tant ? quelque chose les persuade qu'elles ou ils n'ont rien. oubli, tête vide, page blanche. mais, hier, pourtant, nous en avions parlé ? tu m'as dit, tu voulais, il y a, avait, c'était clair non ? où est-ce passé ? ah ! tu as peur ? hochement de tête joues rougissant. que ce ne soit pas valable ? hochement de tête joues cramoisies. ah ! c'est ça : eh bien fonce, tout est là, suis-la ta piste. c'est bien ça dont tu as envie ? hochement de tête yeux brillant. alors vas-y. sourire incrédule, yeux écarquillés : j'ai le droit ?

oui.

droit.

oui. droit de, non pas faire un exercice, de non pas faire-tout-court (qu'est ce qu'on va "faire" madame. rien, on ne va rien "faire") mais de se tourner en soi vers ce qui compte pour soi, vers ce qui a du sens pour soi, écouter ce qui en soi résonne et depuis là laisser émerger texte(s) et dessin(s). peut-être.

créer c'est pas obligatoire.

créer c'est pas automatique.

droit.

oui.

et créer, peut-être.

en tout cas pas produire en tentant d'avoir l'air de faire ce qu'il faut (selon les règles de qui ?), ce qu'on croit qu'on attend de nous, ce que trop souvent aussi vraiment on attend de nous.

créer.

et, oui, se servir, oui, de ce que déjà on connaît de la vie - tôt déjà parfois on connait beaucoup, trop - de ses désirs, de ses peurs, de ses histoires, des histoires entendues, des histoires qu'on voudrait vivre, des histoires qu'on voudrait ne pas vivre, des histoires qu'on ne connaissait pas l'instant d'avant et qui naissent parce qu'on les appelle.

et, oui, prendre le temps de les appeler ; prendre le temps de prendre le temps ; prendre celui de se perdre en chemin, prendre le temps de douter et celui de se retrouver : de ne pas faire.

j'ignore quelle sera la récolte. et peu importe : avant tout compte le voyage. peu importe, oui, mais d'une certaine manière seulement bien sûr, parce que s'il y a plaisir à partager ce qui est visible, dessins & textes, de ce voyage, pourquoi se limiter ? mais là n'est pas toute la récolte.

j'ignore quelle sera la récolte. en faut-il une d'ailleurs dans ce monde d'évaluations des produits ? et de quel genre ? de celle qu'on restitue publiquement pour preuve que l'on rend en mots publiés-lus-affichés l'argent public investi dans la mission de faire écrire ?

j'ignore quelle sera la récolte. celle qui me fait être là, présente à ce qui est, celle que nul.le ne peut mesurer, celle qu'on ne peut montrer, celle qui ne se restitue pas, celle qui en fera à sa tête et c'est tout ce qu'on lui demande, non ?

j'ignore quelle sera la récolte. et peu importe car certains regards, car certains échanges, car certains sourires, car certaines expressions, car certains dessins et certains mots aussi, pas seulement le premier jour, mais le second aussi, le troisième et le quatrième également, me font imaginer : temps bien employé. semis d'hiver achevés. je peux me remettre à mon ouvrage solitaire.

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