— Paul Otchakovsky-Laurens

Paul Otchakovsky-Laurens : si nous étions sa voix, alors il était ce souffle qui nous donnait vie.

08 janvier 2018, 08h42 par Patrick Varetz

Je suis sans voix. Comme des milliers de lecteurs, et comme tant d’autres auteurs. Puisque le temps a choisi de s’arrêter aujourd’hui, avec la cruauté que l’on sait, je prends sans attendre le parti d’écrire, incapable d’agir autrement, et impatient déjà de retrouver les mots qui me liaient à lui. Paul — enfin, le Paul que je connaissais — était paradoxalement avare de paroles, mais chaque phrase qu’il prononçait, chaque pensée qu’il énonçait, n’en avait que plus de poids. Lui, qui avait décidé une fois pour toutes de consacrer l’essentiel de sa vie à l’aventure exigeante de l’écriture, avalant chaque année des milliers de manuscrits, savait toujours se montrer mesuré, respectueux et précis, dès qu’il s’agissait d’émettre un avis (on le sentait avant tout soucieux de voir se perpétuer, bien vivant, à travers d’autres, un travail de la langue qu’il ne s’autorisait pas pour lui-même). Nous étions sa voix, en quelque sorte, et sans doute était-il ce souffle qui nous donnait vie. Avec cela qu’il incarnait cette élégance à laquelle nous aspirions. Bien sûr, je ne peux m’empêcher de penser à notre première rencontre, dans le désordre de son bureau, rue Saint-André-des-Arts. Je n’étais pas moi-même ce jour-là, et pas une seconde je n’imaginais que, grâce à lui, je le deviendrais. Je me rappelle qu’en me raccompagnant cette fois-là, il m’avait mis la main sur l’épaule et dit d’une voix douce — il possédait une voix au timbre rassurant, aux inflexions particulièrement caressantes — que j’avais toute ma place dans cette maison (moi qui, justement, me cherchais une place dans l’existence).

       Je n’oublierai jamais cette grande fragilité qui chez lui me frappait à chaque fois, ce corps ramené à l’essentiel, cette silhouette qui s’avançait à ma rencontre, et ce sourire — comme suspendu entre la bienveillance et la timidité — qu’il m’adressait tel un encouragement. Son regard bleu et gris cherchait à rencontrer le mien, pour mieux me traverser, je crois, et mieux comprendre, j’imagine — sans qu’il soit besoin de trop parler — l’humeur dans laquelle il me surprenait (et le lien que celle-ci entretenait, sur l’instant, avec le texte ombrageux dont nous allions parler). Je n’oublierai jamais cette façon qu’il avait de s’effacer à l’entrée de son bureau, attirant immanquablement mon attention sur la petite marche, casse-gueule, que tout le monde connaît pour en avoir entendu parler au moins une fois. Dès que je la franchissais cette marche, sur la pointe des pieds, avec la crainte d’apparaître plus maladroit encore que la fois précédente, j’avais le sentiment de pénétrer un lieu sacré et protégé, tenu miraculeusement à l’écart du tumulte du monde (bien que situé à quelques centimètres à peine sous le niveau de la vie normale).

       Aujourd’hui, 4 janvier 2018, je voudrais simplement pouvoir retourner m’asseoir en face de lui, dans ce bureau aux murs couverts de livres, au sol encombré de manuscrits. Au 33 de la rue Saint-André-des-Arts. M’enfoncer de quelques centimètres sous le niveau de la réalité, et prolonger — seulement pour cette fois —  notre entretien. Lui dire ma reconnaissance pour m’avoir fait découvrir et aimer Nathalie Azoulai, Joël Baqué, Emmanuelle Bayamak-Tam, René Beletto, Mika Biermann, Robert Bober, Nicolas Bouyssi, Olivier Cadiot, Emmanuel Carrère, Ermanno Cavazzonni, Denis Cooper, Marie Darrieusecq, Stacy Doris, Guillaume Dustan, Rochelle Fack, Thierry Fourreau, Liliane Giraudon, Alain Guiraudie, Thomas Hairmont, Jacques Jouet, Charles Juliet, Leslie Kaplan, Patrick Lapeyre, Édouard Levé, Heather Lewis, Mathieu Lindon, Hubert Lucot, François Matton, Christine Montalbetti, Valérie Mréjen, Bernard Noël, Emmanuelle Pagano, Charles Pennequin, Georges Perec, Christian Prigent, Charles Reznikoff, Patrice Robin, Jean Rolin, Jacques Roubaud, Violaine Schwartz, Orion Scohy, Christophe Tarkos. Oui. Dresser la liste de tous ces noms, la murmurer et l’étirer comme une litanie, me fait du bien (et je vous invite à agir de même). Je n’ai pas trouvé de meilleure parade, pour conjurer le sort, que de dresser entre la mort et lui la rassurante épaisseur des livres. Enfin, puisque l’on peut tout se dire à présent qu’il est trop tard, je voudrais le remercier pour m’avoir fait une petite place sur ses étagères. Cher Paul, merci.   

Texte paru le 4 janvier 2018 sur le site de Diacritik.

Billet précédent | Tous les billets | Billet suivant |

Les billets récents

Auteurs