— Paul Otchakovsky-Laurens

Elle pédale

07 mai 2020, 08h43 par Mary Dorsan

Elle pédale, c’est sensationnel, elle pédale, c’est sensationnel que de pédaler quand on croyait qu’on n’avait plus le droit de pédaler. Le vent dans les cheveux, les cuisses qui chauffent, la selle dure entre les jambes qu’il est doux de pédaler. Cela faisait un mois et demi qu’elle ne pédalait plus  mais il y a eu un recours, il y a eu les précisions officielles, ce n’est pas recommandé mais ce n’est pas interdit alors elle pédale. Cheveux au vent, elle pédale. Le vélo est lourd, ce n’est pas le sien, elle le loue le temps du trajet, du voyage. Elle pédale, elle ne doit pas dépasser le kilomètre, elle n’a pas le droit de s’éloigner de plus d’un kilomètre de chez elle, c’est limité et règlementé officiellement, elle n’a pas le droit de pédaler sans papier, elle n’a pas le droit non plus de pédaler une heure entière, non, la sortie, le temps passé en dehors de chez soi ne doit pas dépasser l’heure, et comme elle doit marcher quelques minutes pour accéder au parc à vélo, elle pédale moins de soixante minutes. Elle pédale cinquante minutes, c’est chronométré, sinon il y a l’amende, ça peut coûter cher de sortir trop longtemps, de pédaler trop longtemps. Elle pédale, c’est une aventure moderne, pédaler pour aller nulle part mais avec un papier et une pièce d’identité. Pédaler sans s’éloigner de chez soi, pédaler pendant pas trop longtemps, les limites sont claires, c’est une nouvelle invention. Les nouvelles inventions, on craint qu’elles ne soient pas rapidement adoptées alors on fait appel à la police. La police a beaucoup de travail. C’est très dur pour elle. On n’enregistre plus les plaintes, on ne poursuit plus les criminels. Non, on contrôle des papiers, sa montre, c’est fou, non ce n’est pas fou. Il y a des choses écrites sur le papier, ça doit être lisible, bien coché, et surtout l’heure doit figurer sur le papier. Elle pédale, pédale, pédale. Les roues tournent, tournent, tournent. Elle pédale mais elle ne tourne pas en rond. Le plus souvent, elle pédale tout droit c’est pourquoi elle adore les virages, elle aime virer, virer, virer. D’un coup de guidon vers la droite ou vers la gauche, elle vire, et penche un peu vers l’intérieur, c’est merveilleux, ce n’est pas une aventure interstellaire, ce n’est pas une aventure en haute-mer, ni la traversée d’un désert, le paysage est urbain, quartier d’affaires, hôtels, tours, immeubles, barres d’immeubles, ponts, grand nombre de voies sur berge, méga carrefours, cités, pavillons, hôtels particuliers, écoles, collèges, lycées, médiathèques, esplanade : elle passe devant tout ça, il y a de la variété. Il y a les commerces, beaucoup de commerces, des boutiques de toutes sortes, rideaux baissés en journée comme en soirée. Dans le centre-ville il y a des livreurs à vélo, des livreurs à scooter, tous la doublent. Son vélo est lourd, elle n’est pas sportive. Les policiers portent des masques. Ils patrouillent la ville à pied ou en voiture. Ils observent, ils surveillent, ils dissuadent, ils contrôlent. Pendant qu’ils veillent et surveillent, elle tient fermement le guidon du vélo et observe la ville. Du centre, enfin elle s’éloigne. Parfois elle fait des phrases dans sa tête comme un président. Des phrases simples, courtes, avec des répétitions, qui bifurquent et ne se terminent pas. Il y a des culs-de-sac au bout des phrases de ce président très important qui a de bonnes, de très bonnes relations avec d’autres présidents, il en a de la chance, elle ne connait aucun président, aucun ministre, elle n’est pas sûr de vouloir en connaitre. A vélo, elle ne s’est engagée dans aucun cul-de-sac. Il y a une station-service, une seule pompe-à-essence sur son circuit. Il y a un seul président aussi bête que celui qui fait des mauvaises phrases. Elle a préparé sa route, fait des repérages sur internet, poser deux points sur la carte, fait tourner le rayon sur la carte pour établir son périmètre autorisé. Elle pédale. Elle ne pense pas, elle pédale. Pédaler est beaucoup plus important que, elle ne sait plus quoi, elle appuie sur les pédales, s’essouffle dans la côte, change de vitesse, la pente est un peu raide, son rythme se ralentit. Au travail, il faut faire du chiffre, augmenter l’activité, ne pas fermer. Peu importe le secteur, c’est comme ça partout. C’est le volume qui compte. Le volume, le volume, le volume. Les questions les plus importantes commencent toute par « combien ». Combien de virages prend-elle en cinquante minutes, elle ne compte pas, elle pédale. Se concentrer, entrer dans la cité, les yeux grands ouverts. Ouverts, ouverts, ouverts. Les immeubles se dressent hauts et gris. Les appartements débordent sur des balcons encombrés. Pas beaux les immeubles carrés de la cité. Mais ses cheveux volent dans le vent, mais ses boucles d’oreilles dansent dans le vent. Au pieds des tours, il y a des tunnels, des passerelles, des rampes qui conduisent à des parkings souterrains. Il y a des barrières de sécurité, des caméras de vidéosurveillance, des panneaux, des interdictions, des poubelles. Personne ne traine en bas de ces bâtiments, le long des trottoirs gris et tristes. Elle quitte la cité, franchit le pont. Elle sait quand virer, pour ne pas franchir la limite du kilomètre, elle est respectueuse, elle se conforme à la loi, elle ne pense pas, il ne faut pas penser, il ne fait pas bon penser, il faut pédaler, virer dans une nouvelle rue avec un joli nom. Il faut accepter. Accepter les rues qui s’élargissent, qui deviennent presque des avenues, le ciel qui s’élargit aussi. Accepter l’air plus tranquille, la fontaine, les fleurs joyeuses tout autour qui sourient à l’eau scintillante. On entend même des oiseaux chanter. Elle pédale, cheveux au vent, moustique à l’œil. A une fenêtre un homme s’approche lentement d’une femme, elle pédale, elle ne connaîtra pas la suite, il n’y aura pas de suite, juste des coups de pédale. Elle a laissé derrière elle un homme qui s’approchait lentement d’une femme, la femme attendait que l’homme s’approche. Tandis que sur son vélo elle-même s’éloigne. Il y avait des rideaux rouges à cette fenêtre-là. Elle pédale. Elle freine aux feux, pose un pied sur le trottoir, attend le passage au vert, accélère, ne pas dépasser le kilomètre, rester en deçà de la limite, rester dans le périmètre. Rester, rester, rester. A la fenêtre où la femme attendait que l’homme se rapproche d’elle, il y avait un canapé écarlate, le meuble tournait le dos à la fenêtre. L’homme était grand, la femme était plus petite que lui. Cette rue où, à une fenêtre un homme s’avançait vers une femme, était vide, il n’y avait que des voitures, assez grosses, assez neuves, garées à toutes les places de parking autorisées. La rue était éclaboussée de vert parce que c’est le printemps malgré tout et qu’on a planté jadis des arbres en ville. Pédaler, pédaler, pédaler. Elle a reconnu l’homme, un journaliste, elle a reconnu la femme, une actrice. Elle prend à gauche, puis à droite, longe de nouveau le fleuve. Elle a décidé d’un circuit, elle prendra presque toutes  les mêmes rues deux fois, cela totalisera cinquante minutes. Elle se rapproche du pont et se souvient. Ce n’est pas dans ce fleuve que sa mère s’est noyée, elle est morte dans un autre fleuve, plus au nord. Elle se rapproche du pont. Ce n’est pas à ce pont que son père s’est pendu, il est mort accroché à un autre pont, plus au nord.

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