— Paul Otchakovsky-Laurens

Au Brésil

08 novembre 2009, 08h29 par Atiq Rahimi

Samedi 4. Paraty
Enfer des esclaves, paradis des auteurs
C’est l’année de la France au Brésil. Nous sommes six écrivains (si, si, maintenant, je suis considéré comme un auteur français ! ) invités à la FLIP, festival international de la littérature qui se tient à Paraty, petite ville coloniale, au bord de la mer. Une ville pittoresque avec un centre historique d’où sont bannies les voitures, et dont les pavés obligent les visiteurs de garder la tête basse, sinon ils se tordent les chevilles. Il faut donc marcher comme des esclaves que l’on amenait ici, autrefois, pour travailler dans les mines d’or. Malgré cela, quelle bonne ambiance ! Quel public enthousiaste !
Petit déjeuner. Je m’isole dans un coin pour écrire sur tout ce que j’ai
vécu hier lors d’une rencontre littéraire avec l’écrivain brésilien Bernardo
Carvalho, face à un public de plus de mille personnes ! Il y a eu un vrai débat entre nous. Lui, un défenseur fervent de la « littérature nationale », constate que peu importe si les lecteurs d’une autre culture, d’un autre contient ne comprennent pas et, donc, n’aiment guère ce qu’il écrit. Pourtant, lorsque je l’avais rencontré il y a un mois à Toulouse, il était aux anges de rencontrer son public français ! L’universalisme, l’humanisme pour lui s’avèrent douteux, de bons sentiments. Certes. Mais il ne faut pas confondre l’universalisme avec la mondialisation et l’humanisme avec l’humanitarisme ! Le nationalisme est aussi dangereux que l’internationalisme. L’universel et l’authentique ne sont pas antagonistes. Autant on est authentique, autant on est universel… «Bonjour », une voix timide m‘arrache de mon cahier. C’est Grégoire Bouillier. Je l’invite à ma table. Gêné de m’interrompre dans mon écriture, il veut s’installer ailleurs. J’insiste. Un léger voile de doute et d’incertitude, teinté d’angoisse, estompe son regard pétillant. Je lui parle de mon expérience d’hier. Cela le rend encore plus inquiet. Aujourd’hui à 11h30, il rencontre publiquement Sophie Calle pour la première fois après la fameuse histoire de « Prenez soin de vous ». Pourquoi maintenant, et ici ? Il n’en a aucune idée. C’est, peut-être, pour mettre fin à cette histoire, me dit-il, regard perdu dans sa tasse de café. Il allume une cigarette. Pourquoi on accepte de venir dans des festivals littéraires ? C’est contradictoire avec l’acte d’écriture ! C’est trop tard de se poser des questions. Il faut y aller ! Je l’accompagne. Sophie C. est dans un autre hôtel. Ils ne se reverront que trente minutes avant la scène.


Dimanche 5. Paraty
Vivre ou écrire ? L’un n’empêche pas l’autre !
Comme toujours, j’écris au petit déjeuner, et sur les événements du jour précédent. Revenons donc à la rencontre de Sophie C. et Grégoire B. La salle était pleine. L'audience surexcitée de voir en chaire et en os ce couple dont la rupture était devenue une oeuvre d’art. Bien loin d’un «reality show » mettant en scène un couple dans leur règlement de compte, ces deux artistes, par leur intelligence, ont su transformer leur rencontre en une suite artistique offrant à tous un moment d’extase où l’on avait droit de méditer encore une fois sur cette éternelle question : où finit la vie ? Où commence l’art ?

Après cette rencontre, Sophie Calle, Catherine Millet et moi sommes invités à faire une belle promenade en bateau. Malgré le nuage et quelques goûtes de pluie, il fait beau. On nous amène vers des iles. J’ai demandé à Sophie C. si elle croit à l’émerveillement. Après un instant de silence, et un regard perdu dans les lointains, elle me dit qu’elle n’a pas en tête la dernière fois où elle était émerveillée. C’était peut-être, il y a bien longtemps… Sophie C., elle, nous émerveille chaque fois avec son art.
Nous nous jetons dans l’eau. « Voilà un moment d’émerveillement ! »

Depuis mon arrivée au Brésil, je n’ai pas eu le temps de me connecter sur internet afin de voir ce qui se passe dans le monde. Rien de nouveau, à part la mort de Michael Jackson. Dans ce climat de deuil mondial, loin des USA, les soldats américains se font tuer en Afghanistan. Mais on en parle comme un fait divers, un événement banal. Du quotidien, quoi ! Combien de morts parmi les civils afghans ? Et parmi les Talibans ? Aucun chiffre. Soit ces morts sont rares, soit sans importance !
L’Iran sombre dans la torpeur. Mes amis iraniens m’envoient des messages pour organiser une autre manifestation à Paris. La semaine dernière j’étais avec eux. Les fraudes électorales ne sont que prétextes. Ce que l’on veut c’est d’en finir une fois pour toute avec l’état islamique et ses Imams.

Un journaliste me demande ce que c’est la littérature ? - Mettre des mots là où il n’y en a pas, je lui réponds. Il attend la suite. Rien de plus à dire. C’est simple : Tu mets des mots sur une page blanche, ou sur un écran vide… Faut-il rappeler ce que disait R. Barthes : « l’écrivain est celui qui écrit » ? C’est tout.

Lundi 6. Paraty – Sao Paulo
La caravane française
Hier, j’ai assisté à la rencontre littéraire de Catherine Millet avec, comme par hasard, une psychanalyste brésilienne. Subtilement, Catherine M. évite d’entrer dans le jeu. Elle s’obstine à défendre son écriture, la littérature : « Faire dire aux mots ce qu’ils n’ont pas encore dit. » Quelle belle formule !
Pour la soirée de clôture, ils ont demandé à quelques écrivains de lire l’extrait d’une œuvre de leur choix. Je lis quatre landays, poésie populaire des femmes pashtouns, qui parlent du « petit affreux », le surnom qu’elles donnent à leur mari.
Aujourd’hui, Angel, mon éditeur brésilien, nous ramène, Sophie Calle et moi, à Sao Paulo où nous continuons notre périple de « la caravane française ». Sophie C. prépare son installation « Prenez soin de vous » dans un endroit magnifique, une ancienne usine réaménagée. J’ai une rencontre dans un théâtre où je dois parler de mon expérience d’écrivain-cinéaste.


Mardi 7. Sao Paulo
La dignité, l’amour et la persévérance
J’ai très mal dormi, comme toujours, et peut-être comme tout le monde, lorsqu’on change de lit, de ville, de pays…
Je veux acheter un chapeau. Mon éditeur m’amène dans une boutique étonnante, tenue par un père et ses deux fils jumeaux. Le père est d’une élégance parfaite, loin du dandysme, ou du snobisme… Non, rien de tout de ça. Cette élégance ne tient qu’à une chose : la dignité.
Je n’ai pas trouvé de chapeau. Mais un très bon gilet.
Le soir encore une rencontre dans une librairie avec une retransmission directe sur internet. Je signe mes livres, comme toujours en demandant aux lecteurs le mot qui leur tient à cœur pour que je l’écrive en calligraphie persane. Ici, au Brésil, on ne désire que l’amour et la persévérance.


Mercredi 8. Sao Paulo
Traditionnellement correcte, politiquement incorrecte
Une journée calme, paisible. Pas de rencontre. Je me promène dans les rues de Sao Paulo, qui, après Paraty, me donne le vertige. Je marche tête renversée en arrière pour voir le haut des immeubles.

Internet. Quelqu’un des Nations Unies en Afghanistan constate que « comme la loi afghane ne peut pas protéger les victimes de viol, alors certaines communautés doivent recourir à la tradition ! » Comme si celle-ci était meilleur défenseur des droits des femmes ! Il faut rappeler même aux instances internationales que ce qui fait défaut en Afghanistan ce n’est pas la loi, mais une volonté, une détermination gouvernementale pour appliquer la loi, ce dont Karzai est incapable ; lui, qui signe le décret permettant le viol conjugal ! juste pour avoir les votes de la communauté religieuse chiite.

J’interroge les brésiliens sur le programme « bolsa familia » (bourse familiale) qui profite à plus de dix millions de familles respectant deux conditions nécessaires : scolariser leurs enfants et les faire vacciner contre les principales maladies infantiles. Apparemment, ce programme marche bien dans le pays. Je me demande, peut-être avec naïveté, pourquoi notre proposition basée sur le même principe (voir Libé ???), pour l’Afghanistan, n’a provoqué aucune réaction.

Jeudi 9. Avion. Sao Paulo-Paris
Burqa, et quoi d’autre ?
Le vol est long. L’insomnie au rendez-vous. Lecture des magazines au programme. En France, le débat sur le voile bat son plein. Même à Paraty, les journalistes m’ont interrogé sur le sujet. Moi, qui m’acharne contre la burqa en Afghanistan, comment pourrais-je la défendre en France ?! Je cite un landay : « Demain les affamés de mes amours seront satisfaits/Car je veux traverser le village à visage découvert et chevelure au vent ». Ce n’est pas moi, mais les femmes qui crient !


Vendredi. Paris
Du corps, encore et encore
Travail sur l’exposition que je prépare avec la Galerie Vu pour le mois de novembre. Avec le catalogue des photographes contemporains de la Galerie, je sélectionne des œuvres qui nous interrogent sur la représentation du corps. Une tentative pour montrer comment la photographie, plus que les autres arts, parvient à révéler la dimension du « djân », mot persan, qui désigne à la fois le corps et l’âme.

Atiq Rahimi dans Libération 11 juillet 2009  
 

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