— Paul Otchakovsky-Laurens

Premier fantôme

24 janvier 2010, 15h19 par Nicolas Bouyssi

Depuis une semaine, il faisait tellement froid chez moi que je ne parvenais plus à marcher normalement. Je me pliais, je me voûtais. J’avais beau accumuler les couches de pulls, de tee-shirts et de chaussettes en me réveillant, rien n’y faisait, je n’arrivais pas à me réchauffer.
Ce matin-là, après avoir bu plusieurs thés brûlants, prostré au fond de mon lit, j’ai tenté de prendre une douche et j’ai ouvert le robinet d’eau chaude au maximum. L’eau m’a pourtant semblé froide. Ce n’est pas normal, me suis-je dit, d’autant que c’est le printemps, bientôt la fête de la musique, et puis mes voisins sont en chemisette, je dois couver quelque chose.
Craignant pour ma peau, au prix d’efforts démesurés, je suis parti en quête d’un médecin consultant sans rendez-vous, et j’ai réussi à sortir. A cause de mes vertèbres contractées et de mon échine glacée, je me suis assis sur un banc. Mes mains étaient violettes. Mes lèvres étaient gercées. Ouvrir la bouche, et puis plier les doigts — après croiser les jambes, enfin tourner la tête : au fond, tout m’épuisait, tout me pesait et me faisait mal.
Je me suis recroquevillé, j’ai attrapé une cigarette. Je l’ai serrée entre mes doigts. J’ai ensuite interpellé une passante pour qu’elle me donne du feu. J’ai fumé. La cigarette était bonne. Mais il faut dire que ça faisait bien longtemps, aussi, qu’à court d’allumettes, je n’en avais pas fumé une. Alors, Luc est passé, le sourire aux lèvres. Il m'a annoncé que j’avais mauvaise mine. « Tu le vois bien, lui ai-je dit, j’ai froid, j’ai très froid, j’ai peur d’avoir attrapé quelque chose, ça m’inquiète, tu ferais mieux de m’aider à me relever au lieu de me regarder comme ça. »
L’ennui, dans ma relation avec Luc, est qu’il ne m’a jamais pris au sérieux. Luc est un copain de lycée et on se connaît depuis près de vingt ans. Cela étant, à l’époque du lycée, je ne pouvais déjà pas parler, pas bouger, sans qu’il s’esclaffe et qu’il me dise : « Toi tu n’en loupes pas une, tu sais, tu es un comique né. »
Ça n’a pas manqué, malgré mes frissons, ma bouche tordue, et puis mes yeux mi-clos. Il a éclaté de rire et il m’a lancé un clin d’œil. « Toujours le même, a-t-il dit, on ne te changera pas. » Puis Luc s’est frotté les mains. Il s’est approché. Il m’a donné une bonne claque sur l’épaule, et il s’en est allé.
Après son départ, grelottant, affaibli par mes dernières nuits, vexé par sa réaction, je me suis endormi d’un seul coup. En plein sommeil, alors que je rêvais de couettes, de canicule et de bains chauds, ma jambe gauche s’est mise à me piquer. Ce n’était pas une crampe, pas une courbature. J’ai soudain eu chaud. En fait, ça me brûlait. Je me suis réveillé en sursaut. C’était mon pantalon, il avait pris feu — la cigarette, c’était la cigarette que j’avais oublié d’éteindre.
Au lieu d’écraser la flamme d’un bon coup de poing, encore endormi, j’ai traversé la route en titubant, et j’ai manqué de me faire écraser. J’ai alors essayé d’enlever mon pantalon. Mes membres étaient glacés, je m’y prenais décidément très mal. Je suis tombé par terre. La flamme a commencé à gagner mes pulls. C’est impossible, ai-je pensé, on ne brûle pas comme ça. Pendant ce temps, la flamme continuait à monter. Elle a brûlé mes côtes. Elle a léché mon cou. Elle a atteint mon visage. J’ai pleuré. J’ai couru parmi les piétons. Les gens se sont éloignés en criant, en geignant. Ils pleuraient eux aussi. Mes sourcils et mes cheveux, tout mon corps a pris feu en même temps.


 

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