— Paul Otchakovsky-Laurens

Espace négatif

Traduit de l’américain par Brice Matthieussent
Préface de Robert Walsh
Contrecoup de Patrice Rollet

Manny Farber

« Dieu merci, je suis athée », aimait à dire Buñuel dans l’une de ces boutades malicieuses dont il avait le secret, qui sert de titre à un tableau de Manny Farber en 1981. Peut-être faut-il nous en souvenir à notre tour pour pouvoir suivre ce dernier (aussi original comme peintre que comme critique), ainsi que sa compagne Patricia Patterson (elle a coécrit une partie de ce livre), sur la voie inattendue de la mobilisation aventureuse du cinéma et de ses auteurs, qui l’a mené de la découverte, dans les années cinquante, des « films souterrains » de Hawks, Fuller ou Siegel, alors méprisés par l’ensemble de la critique...

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La presse

Qu’est ce que l’espace négatif ? Tout ce qui dans l’image, telle qu’elle est conçue par le réalisateur et son équipe, puis perçue par le spectateur, échappe à la visée et à la vision globalisantes : à la fois performance inédite et inconscient visuel, tunnels de termites creusés sous la surface du scénario, mousses envahissant la mise en scène, champignons rongeant les conventions d’un jeu, afin d’en saper les contenus prévisibles, les hiérarchies figées. D’où la prédilection de Farber pour le détail au détriment de la vision d’ensemble, le film idéal, utopique, se réduisant ainsi à une prolifération de détails all-over ou à un color field sans cesse changeant, à l’image des toiles abstraites et bifaces réalisées par Farber jusque dans les années 1970. L’espace négatif, qu’il soit cinématographique, textuel ou pictural, c’est donc l’espace sans son centre : dans le film, un geste brusque, une apparition presque subliminale, une énergie minoritaire mais détonante, un détail vestimentaire, voire une simple allure, qui viennent saper la présence totalisante du Grand Tout – scénario, psychologie, noms, réputations et carrières, autant de vieilles lunes centralisatrices. Dans le texte critique de Farber, l’espace négatif c’est le déséquilibre constant d’une écriture précaire – action critic comme on parle d’action painting – qui refuse la stase, la chaleur de la tribu, le conformisme sédentaire du centre partagé, l’immobilité soclée de la statue. Comme à bicyclette, tout arrêt signe l’arrêt de mort du voyageur : question de vitesse donc, de trajectoire, de déplacement dans un espace textuel en recomposition permanente, condamné à l’inachèvement et à une scandaleuse déprise. Enfin, dans cette peinture qu’il faudra bien se décider à montrer un jour en France, l’espace négatif actualise les acquis de l’all-over – absence de centre, intérêt pour la périphérie et les limites de la toile- à partir des tableaux abstraits et jusqu’à l’apparition, dès le milieu des années 1970, de détails empruntés à la vie quotidienne : séries de barres chocolatées et des outils épars posés sur une table-écran et décrits en une violente plongée, rails de chemin de fer formant réseau – rhizome –, et enfin toiles plus récentes de végétaux, bulbes et tiges, radicelles et tuteurs, mêlés de pages de carnets de croquis, d’images tirées de l’histoire de l’art, et portant souvent le nom de films récents, comme si le travail pictural rejouait dès lors sur un monde énigmatique mais cohérent dans la forme, les enjeux de la critique définitivement interrompue.


Brice Matthieussent, Art press, Avril 2004


Manny Farber, l’impatient


[…] Il en résulte une écriture unique, mélange de chronique journalistique et de sauvagerie conceptuelle, de coups de génie stylistiques et de réminiscences de l’autre art – chez Farber, des forces picturales tissent toujours les descriptions. Il en résulte surtout une incohérence feinte, qui fait échapper les textes aux effets de continuité ou d’œuvre alors même qu’ils se fondent sur d’évidentes ruminations. […] Malgré leur apparente proximité avec la « politique des auteurs » élaborée en France dans la même intervalle de temps, les positions de Farber sont incomparables : se sabordant continuellement, privilégiant des sortes d’oxymorons critiques ou de jugements bifaces (voir le long compte rendu de Taxi Driver, film « moitié-moitié »), ne mentionnant parfois pas le nom d’un cinéaste dans l’éloge d’un film, il est lui-même cette termite qui aime oublier ses prouesses sitôt accomplies. Pas de politique des auteurs, mais plutôt une dynamique des films. […] Ce qui reste d’abord à la lecture d’un texte de Farber, c’est le style, et la manière dont celui-ci exprime parfaitement ses deux « ruminations » théoriques : écriture d’action, et écriture termite. On réalise à quel point la dynamique propre des œuvres interagit avec la dynamique de la pensée critique. […] La sauvagerie critique de Farber est troublante. Elle ne tient pas seulement à l’impatience, mais aussi à cette allure d’indépendance farouche par rapport à toute ligne idéologique.


Cyril Béghin, Les Cahiers du cinéma, avril 2004


Manny Farber, le fin mot


Disparition. Franc-tireur du langage, le critique américain de cinéma est mort dimanche à l’âge de 91 ans.


Manny Farber était le meilleur critique de cinéma que l’Amérique ait jamais produit. Pauline Kael était plus lue, James Agee plus coulé dans le bronze de la réputation, Andrew Sarris a fait plus de dégâts dans les petites têtes, mais Farber était le plus original, le plus américain. Et il lui a suffi d’un seul livre pour devenir le plus important : Negative Space, recueil de ses textes publiés dans des revues comme Commentary, Film Culture, et finalement The Nation, où il remplaça Agee.

Farber, qui vivait malade depuis des années à Leukadia, au nord de San Diego, est mort dimanche, à 91 ans. Il est né à Douglas, la ville frontière où Kusturica a filmé Arizona Dream, et même s’il a grandi à Berkeley et vécu à New York, ces origines dans un recoin du pays expliquent peut-être l’excentricité de Farber, tant comme peintre que comme critique.


Friandises


On retrouve sur ses toiles les friandises qu’il mangeait dans les salles de cinéma, pop-corn et barres de chocolat. Et, tout comme il est vite passé de l’abstrait à des toiles plus représentatives, avec de curieuses perspectives écrasées vues de haut, Farber était un critique qui regardait les films dans les coins.

Dana Andrews dans un saloon sautant à pieds joints sur la figure d’un vacher à terre, le tout hors-champ derrière un bout de comptoir : une brutalité désinvolte qui, pour le critique, résumait The Ox-Bow Incident et l’art de William Wellman. Manny Farber était l’esprit de contradiction personnifié. Même dans un article intitulé « Éloge de James Agee », son sujet en ressort écorché. Son triomphe était son refus absolu de toute hiérarchie, fameusement établi dans l’article « White Elephant Art and Termite Art », sorte de manifeste contre les « chefs-d’œuvre », optant au contraire pour l’art tranquille et souterrain d’hommes de studios comme John Ford, Wellman ou Boetticher, finalement plus individualistes, à ses yeux, que les m’as-tu-vu prisés des intellectuels new-yorkais. Mais (encore une contradiction), il a aussi écrit les textes définitifs sur deux des cinéastes les plus uniques et spécifiquement américains, Preston Sturges et Val Lewton. Farber était « l’Homme de l’Ouest », même quand il sévissait à New York, mélange d’instinct pratique, de bricolage et d’originalité absolue.


Chantiers


À Greenwich Village au début de la Seconde Guerre mondiale, il commence à écrire sur l’art, puis sur le cinéma, dans The New Republic, et fréquente Jackson Pollock, Larry Rivers et DeNiro père. Mais il passe les années 50 à travailler sur des chantiers, tout en plaçant des articles iconoclastes où il dézingue les veaux d’or du moment (Mankiewicz, Huston, Wyler). C’est du moins ce qu’on dit toujours sur lui. Mais Farber est un tel franc-tireur du langage qu’il est impossible de le réduire aux idées, aussi fortes soient-elles. Il fait tellement craquer les phrases aux coutures, bourrant tant de sens et de contradictions dans une même phrase, qu’il est difficile de l’apprécier en traduction, même inspirée – L’Espace négatif (Negative Space) est paru en 2004 chez P.O.L.

Lors de sa venue en France, en mars 2004, Farber expliquait ainsi son approche à Libération : « Je voulais embrasser tous les aspects d’un film, rendre la manière dont je m’y étais immergé en jouant des ruptures de ton. » Ses intérêts changent vers 1970, quand il va enseigner à San Diego. Changement accentué par son mariage avec la peintre Patricia Patterson, avec qui il collabore désormais, écrivant sur Godard, Duras ou Fassbinder, cinéastes qu’il découvre après sa rencontre avec Jean-Pierre Gorin à Venise, en 1973. Mais même si sa santé l’a empêché d’être présent à une rétrospective de ses peintures à LaJolla en 2004, il avait choisi d’y présenter Les Petites Canailles, Hou Hsiao-hsien et un cartoon de Chuck Jones


Correspondance à Los Angeles Philippe Garnier, Libération, vendredi 22 août 2008