— Paul Otchakovsky-Laurens

J’ai tout mon temps

François Matton

À la vision des dessins de François Matton, il vient ce sentiment d’une certaine fausse légèreté, un détachement qui n’en est pas : l’élégance peut-être d’une affectation de distance par rapport à tout ce qui effraie, l’amour, la solitude, la mort, la misère, mais tout de même leur présence toujours et partout affrontée. Un trait faussement négligé, là aussi, faussement détaché, qui s’amuse et se joue d’une apparence de maladresse qui cache une extrême élaboration, comme d’une épure parfois.

 

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La presse

Dessine-moi un Matton


Un voyage sentimental dans un format à l’italienne.


Les textes sous-jacents aux 324 vignettes dessinées par François Matton commençant pratiquement tous par « je », fatalement on s’intéresse à ceux où il n’est pas question de lui mais de « tu » (« me regarde bizarrement », « dors la fenêtre ouverte », « rêves de lapin blancs »), de « on » (« regarde passer les femmes », « fait les idiots ») ou, encore plus indéfini, de « il », (« se met à pleuvoir »). Cependant, au bout de ce sentier de phrases qui, comme un pas à pas au ralenti, conduisent à Rimbaud et à son Dormeur du val, quoique, nuance, celui qui est ici « étendu dans l’herbe », n’a pas « deux trous rouges » mais « une plaie au côté droit », on se rangera à un avis fameux du même Rimbaud selon lequel « je est un autre ». Au fil du texte comme au film des dessins, ce qui paradoxalement se dilue, c’est une certaine idée obsessionnelle de soi. Au profit d’une mise en sympathie d’un monde qui répond présent à l’appel : noms de villes (Manille, Bangkok…), de pays (Canada, Vietnam, Chine), de filles (Olga, Sylvia, Mathilde) ; d’ami (Omar), de frère (musclé) et de maman, comme autant de bannières dressées dans une même banlieue sentimentale où, parti pour Oran, on arrive toujours en vue des Pyramides. Ainsi de cette séquence exceptionnellement prolixe où il écrit : « je suis venu vivre dans la forêt/à la suite d’un chagrin d’amour/au début je ressentais la nature/comme une mère bienveillante/qui me pressait contre elle pour me consoler/quand j’ai réalisé son vrai dessein/ il était trop tard pour fuir. ». Pendant ce temps-là, en effet, les dessins disent qu’une cabane dans la forêt est progressivement engloutie par la ramure. Comme dans la tapisserie de la reine Mathilde dont un fragment est reproduit, il est tout à fait probable que l’aventure du récit n’ait rien à voir avec le romanesque des dessins. Même si la finesse du manuscrit est à l’aune du trait tenu des dessins, l’un n’illustre pas l’autre. La traversée du livre, en paquebot comme dans un Tintin, incite le passager à changer d’identité. « Toutes les nuits je me métamorphose/je deviens la Divine/la dévoreuse d’afflictions/je danse, je danse, je danse. »


Gérard Lefort, Libération, 27 janvier 2005