— Paul Otchakovsky-Laurens

Jeanne d’Arc fait tic-tac

Iegor Gran

Tic-tac... Vous entendez ?... Ce murmure... Chaque soir, au village, les habitués se retrouvent au bistrot pour écouter les histoires incroyables d’oncle Guillaume.
Des Nike entraînent celui qui les porte vers des plans pas nets. Kennedy coule des jours anonymes après avoir mis en scène son assassinat. Le Remplaceur change les mots français en leurs équivalents anglais jusqu’à faire oublier la langue maternelle à ses victimes...
Oncle Guillaume donne le frisson et fonde une nouvelle mythologie.
Tic-tac… Un jour, à force de se raconter des histoires, la France déclare la guerre à l’Amérique. Des troupes françaises débarquent par surprise en...

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Traductions

Corée : Cirkus Publishers

La presse

« Là-Bas »


Après le désopilant ONG, Iegor Gran frappe un nouveau coup en livrant le non moins satirique Jeanne d’Arc fait tic-tac


Au bistrot de l’île, oncle Guillaume fait danser les mégots sous son épaisse moustache. Il faut l’entendre tenir l’assistance en haleine avec ses histoires, comme celle du gouailleur p’tit Louis. «Brave gars un peu branleur sur les bords, un peu loser, mais dans le bon sens du terme», ce dernier s’est mis en tête d’acquérir une onéreuse paire de «sportives», siglée Nike, «aux couleurs savamment dévalasses». Possédé par une puissance invisible, le chômeur se retrouve entraîné vers unsnack-bar venu de là-bas, où les odeurs de hamburgers viennent le tirailler, et où un menu Best-seller lui tend les bras.

Le lendemain, p’tit Louis chausse à nouveau ses flamboyants souliers pour se rendre à la manifestation dont les premières banderoles indiquent «Spielberg rentre chez ta mère», «L’exception culturelle n’est pas un Big-Mac». Or voilà, ses extrémités «se coupent de sa volonté, il perd le contrôle» quitte le cortège et, contraint et forcé, pousse à nouveau la porte vitrée de l’établissement de restauration rapide, obligé de commander un hamburger garni de boeuf à la dioxine...

Auditeurs plus portés sur la grenadine que sur le demi-pression, Jean Ramsès et son copain Wolf, dont la «myopie spirituelle»,crée parfois entre eux un fossé infranchissable, n’en perdent pas une miette. Ils sont également toutes ouïes lorsque l’oncle évoque ces lunettes permettant de connaître le salaire annuel net de charges de toutes personne croisée dans la rue, où les méfaits d’un «remplaceur»chargé de «nous faire oublier nos mots de français bien de chez nous, de les remplacer par des mots fantoches venus de là-bas...»

Dans la seconde partie du roman, le ton se durcira, des soldats de notre bon pays décidant carrément de libérer le monde de la domination du dollar. «La France ne se couchera plus. La France assume ses responsabilités de pays à l’avant-garde du droit moral. La France part au combat», lancera même un petit colonel...

Depuis ses débuts avec Ipso-facto .(P.O.L, 1998, repris en « J’ai lu ») et peut-être plus encore depuis ONG ! (P.O.L, 2003, repris en « Folio »), on sait que Iegor Gran possède une indéniable veine comique dont il fait ici un excellent usage. Tout au long de ce réjouissant Jeanne d’Arc fait tic-tac, Gran distribue les bons mots sans compter. Difficile de résister au «tourisme tagada», à l’utilisation d’un «son (pardonnez-moi)», visant à désigner le membre viril masculin...



Alexandre Fillon, Livres Hebdo, le 26 novembre 2004



Il est comment le nouveau... Iegor Gran ?



Ébouriffant ! Nous sommes en 2004, et toute la Gaule, biberonnée à Britney Spears, à Mc Donald’s et aux blockbusters hollywoodiens, a succombé à l’impérialisme yankee. Toute ? Non ! Car une petite île, vaillante sentinelle posée sur les flots de l’Atlantique, résiste encore aux envahisseurs. Son chef ? Une force de la nature aux moustaches et à la langue bien pendues qui, tous les soirs au bistrot, terrorise petits et grands avec ses histoires abracadabrantes sur les dangers venus de «là-bas». Celle de p’tit Louis et de ses Nike infernales qui, chaque jour, le mènent contre son gré au «snack-bar venu de là-bas»... Celle de Bruno l’antiquaire et du dollar qui, oublié dans sa poche, lui suce le sang jusqu’à l’os... Ou encore celle de cet amateur de filles payantes, capturé par le mystérieux troisième orifice d’une «créature de là-bas»... Tout un tas de sornettes qui, enflammant l’imaginaire adolescent de deux gamins «bien de chez nous», finiront par leur donner envie d’en découdre pour de vrai avec Oncle Sam ! Clownesque, le nouveau Iegor Gran, mais aussi très déconcertant !Car si l’on connaissait l’humour noir ravageur qui lui avait permis de dézinguer le petit monde humanitaire (O.N.G !) avant de régler son compte au prix Goncourt (Le Truoc-nog), on ne le savait pas capable d’un « disjonctage » aussi total ! Non content, en effet, d’éreinter l’antiaméricanisme à la française (c’est à dire mâtiné d’un bonne dose de sentiment de supériorité), le voilà qui imagine rien moins que l’invasion des États-Unis par un corps expéditionnaire français ! Heureusement que «W» ne lit que la bible, car ça aurait pu nous valoir de sérieuses représailles ! Ouf !


Christophe Ono-Dit-Biot, Elle, 17 janvier 2005



French Rigolade



Il y a deux oncles dans Jeanne d’Arc fait tic-tac, le dernier roman d’Iegor Gran. Comme dans la chanson de Brassens. L’oncle Abe, l’ami des Yankees, collectionneur maniaque des disques d’Elvis et de Billie Holiday. Et l’oncle Guillaume, l’infatigable raconteur d’histoires. Le Père Castor du bistrot du coin, qui vous scotche tout le quartier avec ses fables antiaméricaines. Celle de p’tit Louis, par exemple, un brave gars qui ne mesure pas dans quel engrenage il va mettre les pieds en craquant pour une paire de chaussures de « là-bas ». Des Nike dressées pour le conduire droit sur le McDo. Mais oui ! Ou celle du « remplaceur », un sournois qui s’emploie à remplacer les mots de notre belle langue française par ceux d’outre-Atlantique. Aimable avec tout le monde, celui-là, et qui se frotte les mains à chaque fois que l’un d’entre nous lâche un « t’as un drôle de look ». Peu à peu, la colère monte, force l’oncle Abe à l’exil, jette foules et banderoles sur le bitume : « Spielberg, rentre chez ta mère. » Toute la France s’embrase, déclare la guerre à l’Amérique, envahit la Floride. Sus aux « dollars », jusqu’à « leur faire sortir le ketchup de leurs viandes aux hormones » !

Le bonheur, avec Iegor Gran, c’est sa manière de mettre les pieds dans le plat en créant chaque fois la surprise. ONG ! mettait en scène la guerre picrocholine entre deux organisations humanitaires. Le Truoc-nog, la galère d’un écrivain menacé de recevoir le Goncourt, infamie suprême. Cette fois-ci, ce sont les clichés antiaméricains de la France baguette-camembert qu’il passe à la moulinette en mettant en branle une de ces mécaniques délirantes dont il a le secret. Et c’est une fois de plus irrésistible. Féroce jusqu’à l’éclat de rire. Truffé d’inventions verbales. Et, mine de rien, pas si gratuit que ça. La France éternelle, les obsessionnels de la théorie du complot, les chevaux de labour de l’exception culturelle en prennent pour leur grade. Poussé jusqu’à l’hystérie collective, le mythe de Jeanne d’Arc est aussi une bombe à retardement. Tic-tac...



Michel Abescat, Télérama, janvier 2005 n°2871



Les facéties du tonton conteur



L’oncle Guillaume, héros du roman d’Iegor Gran, refait l’Histoire avec audace. Et on y croit.



Comme le Père Castor, héros de la littérature de jeunesse, l’oncle Guillaume d’Iegor Gran aime à raconter des histoires aux enfants qui l’entourent. Pas seulement à eux, d’ailleurs, mais à l’ensemble de ses proches, abreuvés d’histoires au café du coin. Intarissable, persuadé que seuls les bons contes font les bons amis, le vieux sage fait se succéder les journées et les saisons avec truculence. Il faut bien reconnaître que dans ce village, situé sur la côte Atlantique, la morosité s’installerait vite sans ses incroyables récits bariolés, pathétiques, loufoques. Le jeune Jean-Ramsés Dubosc, adolescent rempli d’imagination, et au passage futur ministre, ainsi que son copain Wolf Guillemot sont les plus fervents admirateurs de l’oncle Guillaume. Se régalant de l’histoire du banquier ventriloque qui avait plusieurs vies, du sous-marin fantôme qui trouait les filets de pêche, ou celle du parc d’attractions grossissant à l’infini, ils raffolent de l’épopée des Nike ensorceleuses, et sont stupéfaits de découvrir comment Kennedy se retira en France pour y couler des jours heureux après avoir mis en scène son assassinat. La plume d’Iegor Gran fait mouche à chaque page, et réserve des surprises narratives de taille.

À la drôlerie de la première parie succèdent l’émotion et la dénonciation du tout-argent qui corrompt et asservit les consciences. Après l’exploration de l’Eden des années enfantines, où se rejoignent sens du sacré et l’innocence, voilà que surgissent les charniers de l’Histoire. Son roman, Jeanne d’Arc fait tic-tac, ne rend pas qu’un hommage appuyé à la bergère qui affronta les envahisseurs anglais, il dénonce le roi Dollar à qui les Français viennent de déclarer la guerre. Après avoir envahi la Floride, les troupes françaises, avec l’ami Wolf dans leurs rangs, marchent sur Atlanta. Tremblez Boursicoteurs de Wall Street et banquiers mondialistes, le siège est mis devant vos citadelles financières ! Successions d’images fortes, torrent verbal pour évoquer les sans-grade transformés en chair à canon : il y a du Céline dans l’écriture dans l’écriture d’Iegor Gran. A l’enseigne de Bardamu et du Père castor réunis, un roman au souffle exceptionnel.


Jean-Rémi Barland, Lire, février 2005



Lire l’avenir dans les lignes des romans


Dans Jeanne d’Arc fait tic-tac, la France déclare la guerre aux États-Unis. Iegor Gran y passe les outrances nationalistes au crible de son ironie... Quand écrire, c’est prévenir. Choix de fictions voyant plus loin que le bout de nos nez.



Exagérer la réalité est un bon truc de romancier. Iegor Gran - né à Moscou, où il a résidé jusqu’à l’âge de dix ans, et qui vit aujourd’hui à Paris - le sait. Peu enclin à singer la bête vie telle qu’elle est, il préfère extrapoler, grossir le trait, lancer son imaginaire sur des pistes parodiques. Expert en humour noir, l’ironie en sautoir, il prévoit, anticipe. Fait le portrait de notre pauvre monde. En pire. Et en plus marrant. D’une plume mordante, joueuse, déridante à souhait. Et souvent, ça dit vrai.

L’auteur n’en est pas à son coup d’essai. Dans ONG ! (grand prix de l’Humour noir 2003), il a poussé la logique de l’aide humanitaire dans ses derniers retranchements. Il s’est ensuite fait remarquer en célébrant à sa façon le centenaire du prix Goncourt. Avec Le Truoc-nog, roman qui (comme son titre l’indique à qui sait lire à l’envers) inverse la donne et raconte l’histoire d’un prix décerné au plus mauvais livre de l’année. Relativiste patenté, Iegor Gran s’avère un critique de société aussi percutant que... légèrement « percuté ». Fêlé au point de laisser passer de l’air frais dans nos idées. Dans Jeanne d’Arc fait tic-tac, son nouveau roman, il laisse à un nommé oncle Guillaume le soin de nous conter des histoires de « là-bas ». Inquiétant là-bas qui fait fantasmer les adultes et enfants attablés au bistrot où l’oncle a ses habitudes - petit salé et vin du patron.

Le conteur se souvient qu’un homme, un jour, a chaussé des lunettes venant de là-bas et vu aussitôt s’imprimer le salaire net des gens sur leur front. Il raconte qu’un certain p’tit Louis s’est acheté des sportives de là-bas et s’est retrouvé à manger un « bic mac » contre sa volonté, téléguidé par ses Nike. Pas vrai, prétend oncle Abe. Mais Jean-Ramsès, narrateur de la première partie du roman, hésite à le croire. Iegor Gran s’amuse à jouer avec les clichés dont sont faits les nationalismes. Et nous amuse en les servant enluminés de romanesque, au fil de contes burlesques faussement édifiants.

La deuxième partie du roman est presque aussi drôle, mais plus tragique : Jean-Ramsès et son ami Wolff y font la guerre aux États-Unis. L’un en grimpant dans la hiérarchie, l’autre tout en bas de l’échelle des grades. La France envahit la Floride, s’acharne sur les lieux symboliques (Disney World, etc.), organise des concerts pour convertir les dollars (surnom donné aux locaux) à la bonne vieille chanson française.

L’écrivain n’épargne aucun poncif. Il tourne en dérision l’exception culturelle française, le protectionnisme lexical, l’hypocrisie des discours d’État. Et ça fait des morts dans les tranchées. Morts de rire ? L’art de Gran est là. Dans ce talent à allier sujets de société - sérieux, voire graves - et franche rigolade. Il a le romanesque tapageur, la satire pour moteur créateur, l’imaginaire comico-critique. C’est bien vu, plutôt désespérant dans le fond mais réjouissant. Car servi sur un plateau de drôlerie. Avec une verve qui fait mouche.


Pascale Haubruge, Le Guide.Be, 21 janvier 2005



Iegor Gran, tout est humour



Amateurs de littérature funèbre, passez votre chemin, les livres d’Iegor Gran ne sont pas pour vous. Son nouveauJeanne d’Arc fait tic-tac, a toutes les vertus d’un verre de vodka : il se lit d’une traite et rend euphorique. En six romans, dont l’hilarant ONG !, qui mettait en scène la guerre que se livraient deux associations humanitaires et l’insolent Truoc-nog, violente satire du milieu littéraire où il tire à balles réelles sur le prix Goncourt, Iegor Gran a su construire une langue insolite, imposer une langue inventive, rythmée par un humour mordant.

Dans son nouveau livre, une petite île française décide de résister à l’invasion des gens de « là-bas », comprenez les Américains. L’occasion de se moquer de cette fièvre antiaméricaine qui se serait emparée des Français. « Je ne suis pas moraliste, explique-t-il, mais en France, c’est l’hystérie.». La prétendue supériorité intellectuelle de la France l’agace. Alors que l’on commémore le 60e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, il poursuit : « La France a mis quarante ans à oser toucher du doigt l’Occupation. Moi, j’agis en pensant : je suis le plus minable vermisseau qu’il y ait sur Terre.» Une influence de Pessoa, de Cioran ? De Kafka, assurément. Son Monde est absurde. Et lui semble venir d’une autre planète.

En long manteau militaire, une casquette en laine vissée sur la tête, Gran ressemble à un espion russe vu par Hollywood. Il est d’ailleurs né à Moscou, il y a quarante ans. «Mais voilà, nous prévient-on, il n’est pas celui que vous croyez. Gran est le nom de sa femme.» «Je suis le fils d’Andreï Siniavski», chuchote Iegor Gran comme si des oreilles indiscrètes nous écoutaient - Siniavski, écrivain et dissident russe arrêté en 1966 avant d’être envoyé dans un camp, en Russie méridionale. Il a 9 mois quand le procès Siniavski-Daniel a lieu - déclaration de protestation d’Aragon dans l’Humanité : pour la première fois, un membre du PCF critiquait une décision soviétique.

«J’avais d’excellentes relations avec mon père, mais c’était un homme très renfermé. J’ai deux regrets dans ma vie : qu’il soit mort vu mes deux filles et sans avoir su que j’étais devenu un écrivain. C’est la mort de mon père qui m’a précipité dans l’écriture. Un écrivain était mort, il fallait vite en recréer un autre.» Pendant les six années de son exil, son père écrit des lettres à sa famille - il y évoque son quotidien, mais surtout ses passions littéraires pour Pouchkine, Gogol -, des lettres bientôt publiées en France. Mais au retour du père, en 1971, c’est un inconnu que découvre le fils. «En plus, nous vivions dans l’attente d’une arrestation», ajoute-t-il.

Il a 10 ans lorsqu’ils arrivent à Paris ; il ne parle pas un mot de français : «J’étais complètement perdu, terrorisé ; la langue m’a donné un mal de chien alors je me suis construit mon univers. De ces années, il a sans doute gardé un léger bégaiement, comme si la langue résistait encore, et ce regard fiévreux, fuyant - exilé vers les terres de l’imagination. Il donne ses rendez-vous dans un café pour touristes - éternel apatride, pourtant sans nostalgie. «La Russie est un pays dangereux, explique-t-il, je continue à être sur mes gardes. On est passé du communisme au capitalisme sauvage, tout se règle à coups de bakchichs, d’intimidation. Mais les Français sont russophiles.» il le dit avec une pointe d’amertume : «Regardez l’accueil fait à Andreï Makine», prix Goncourt 1995, qui a, selon lui,véhiculé tous les clichés sur la Russie. En France, il intégrera Centrale puis deviendra consultant en revues de presse. «Je n’étais pas fait pour les maths» lâche-t-il. Alors il écrit, gagne le concours Honeywell de la nouvelle futuriste et envoie son premier roman Ipso facto, à P.O.L qui le publie et auquel il est resté fidèle : «Être à POL me donne un look respectable alors que je ne le suis pas du tout.» Sur la scène littéraire, il fait figure d’électron libre. Considère que l’orthographe ne relève que du domaine du paraître et que la littérature sera peut-être un genre obsolète dans un siècle ou deux. Comme le vitrail.

Sur le site de POL, Iegor Gran précise qu’il apprécie la flatterie et qu’il aime ceux qui disent du bien de ses livres. Un vrai écrivain français...



Karine Tuil, Marianne, 19 au 25 février 2005



Russe dessous



Iegor Gran, 40 ans, écrivain français et fils de dissident soviétique. Il applique les méthodes anti-réalistes-socialistes au prêt-à-penser de la bonne conscience occidentale.



Dans les années 70, un enfant russe écrit à Moscou des histoires de pirates. Il admire Daniel Defoe et Stevenson. Sur un planisphère, il rêve de Magellan et de la splendeur du Portugal. Il ne parle pas français et ne s’est pas encore baptisé Iegor Gran. Appelons-le Iegor Andreïevitch.

Son père est l’écrivain dissident Andrei Siniavski. On l’a déporté dans l’Oural après un fameux procès. Sous le pseudonyme d’Abram Tertz, il publiait à l’Ouest des récits insolents. Il contera ses épreuves, sur le ton d’une farce élégante, dans Bonne Nuit ! (Albin Michel). Quand il est arrêté, son fils a neuf mois ; quand il reviendra, il aura sept ans. La mère de Iegor, journaliste, a perdu son emploi.

Iegor est préservé. On dit que papa a du travail, habite une maison dans la montagne ; qu’il va bientôt rentrer. La grand-mère s’occupe de l’enfant. Elle lit ses textes et lui dit : «C’est quoi, ces histoires de pirate ? Regarde par la fenêtre !» Il voit l’avenue Gorki, les lourds immeubles, les voitures grises, le ciel blanc. «Il y a des pirates ? Non ! Raconte ce que tu vois : la réalité !» Trente-cinq ans plus tard, l’écrivain se souvient : «J’étais atterré : quel intérêt de décrire ça ? Le seul intérêt, c’était le jour anniversaire de la Révolution : les chars faisaient tout trembler.» A sa grand-mère, l’enfant répond : «Moi, ce qui m’intéresse, c’est Gogol et le baron de Münchhausen !» Une engueulade littéraire suit. Et c’est ainsi que Iegor Andreïevitch devint à 6 ans, sans le savoir encore, Iegor Gran, auteur français livré aux joies féroces de l’imagination.

Aujourd’hui, Iegor Gran habite Paris. Il a publié six romans. Les derniers sont absurdes, agressifs et burlesques : «Quand j’écris, dit-il, j’ai besoin de jubiler.» Il n’est jamais question de Russie; les fins lecteurs y devineront les traces d’un grand satiriste russe des années 20, Mikhaïl Zochtchenko. Gran a une étroite et nerveuse silhouette couronnée de minces lunettes. Elle évoque l’ingénieur centralien qu’il est, mais aussi ces artistes soviétiques qui, au début de la Révolution, firent tout exploser dans le plaisir abstrait des bombes imaginaires. Comme l’un de ses personnages, il a une «timidité de Capricorne». Il porte une casquette plate, un élégant manteau à gros boutons. Une tendresse d’enfant triste et une sincérité sèche jaillissent souvent du tiroir à mots. Ses livres mordent, mais il n’est pas cynique.

Gran chauffe à blanc des hystéries en emballant la logique d’une question simple : et s’il arrivait ça ? «L’hystérie, explique-t-il, est une passerelle vers le monde littéraire et fantastique.» Dans Specimen mâle, il imagine un monde sans femmes : «L’idée m’est venue en voyant passer un régiment et en réfléchissant à un problème de probabilité : on peut lancer 30 000 fois une pièce en l’air et toujours la voir retomber sur face et ça ne signifie rien. J’ai pensé : et si on sortait chaque jour pendant dix ans sans jamais plus rencontrer aucune femme ?» Dans ONG !, il met en scène deux ONG concurrentes : et si leurs membres débiles et bien-pensants finissaient par s’entre-tuer ? «Je cherchais à définir ce truc pervers qui donne bonne conscience tout en étant odieux.» Le langage est la solution. L’expression «Merci bio» lui donne la tonalité d’une langue délirante «ultrapropre». Ses créatures n’ont jamais un verbiage réaliste. Chaque livre leur impose une novlangue : une sorte de parodie inspirée par l’idéologie qu’elle flaire. L’onomatopée, le rabâchage, la faute et le slogan y font la noce sur le plumard grammatical. Son nouveau roman, Jeanne d’Arc fait tic-tac, décolle sur le tarmac de l’hystérie antiaméricaine. Dans la première partie, Oncle Guillaume raconte au bistrot l’horrible geste des envahisseurs venus de là-bas : il crée une mythologie «anti». Dans la seconde partie, la France déclare la guerre aux États-Unis, un peu comme dans Docteur Folamour. Sur le plateau d’On a tout essayé, l’émission de Ruquier, Christine Bravo a dégueulé sa haine de l’Amérique face à Gran fasciné : «Elle semblait surgir de mon livre ! Quoique mes personnages soient moins caricaturaux.» France 2 a coupé la scène.

Andrei Siniavski avait un solide sens de l’humour et de l’imagination ; il lui permettait de violer le réalisme socialiste. Son fils viole le réalisme hystérique de la bonne conscience. Il n’alla voir son père au camp qu’une seule fois en sept ans. Aujourd’hui, lui-même a deux filles. Chaque soir, il lit à l’aînée des histoires en russe. Elle a l’âge qu’il avait lorsque son père n’y était pas : «Je comprends maintenant sa douleur, et tout ce qui a pu lui manquer.» Plus tard, en France, Andrei Siniavski lui raconte tout. Peu à peu. Ensuite, Iegor lit ses livres. Il lit beaucoup en russe à commencer par les chefs-d’oeuvre anglo-saxons, si bien traduits.

De retour des camps, le père lui lit aussi Pouchkine, Mark Twain, Hoffmann, Poe. Il laisse de côté «l’alpha et l’oméga de la littérature russe un peu figée.» Iegor est fils unique : «Les conditions psychologiques ne favorisaient pas la création d’une famille nombreuse.» Les Siniavski émigrent en France quand il a neuf ans et demi. On le prévient le jour de la fin de l’année scolaire, pour qu’il ne puisse parler à ses camarades. Pendant l’été, cours de français.

Un pavillon à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine) les attend. Les supermarchés rutilent. Ses parents voyagent enfin en Europe. En classe, on se moque du maigrichon binoclard qui parle si mal la langue : «Le français était pour moi un calvaire, comme de creuser un tunnel avec une petite pelle-pioche.» Il a des zéros en dictée, se rabat sur les maths. Son père le croit perdu pour la littérature. Mais, dès le premier cours à l’Ecole centrale, Iegor comprend qu’il ne sera pas ingénieur : «Au tableau, on avait dessiné un énorme roulement à billes. Soudain, je me suis vu spécialisé à vie dans les roulements à billes, déjà à la retraite sans vocation. Un sentiment de détresse et d’urgence m’a envahi.» Il finit quand même Centrale et publie ses premières nouvelles ; puis, pendant dix ans, silence. Il ne trouve pas la «joie primitive».

En 1996, son père est atteint d’un cancer. Comme il ne parle pas français, son fils l’accompagne aux séances de chimiothérapie. Il commence à écrire son premier roman. Quand il sort, Andrei Siniavski vient de mourir. Jamais il n’aura vu son fils en écrivain. Iegor Gran n’insiste pas sur le regret qu’il éprouve.

Sa mère, Maria Rozanova, vit toujours. Elle n’a pas lu non plus les romans de son fils. Elle ne lit pas vraiment le français, craint peut-être d’être déçue. «C’est la seule personne à qui je fasse des résumés de mes livres», constate-t-il. Cependant, elle est très fière qu’il ait reçu le Grand Prix de l’humour noir. Il gagne sa vie en effectuant des revues de presse pour des entreprises. Écrivain, il signe Gran du nom de sa femme : «Un Siniavski, il y en a déjà un. Puis je me voyais déjà casé sous l’étiquette : romancier russe. Enfin, je ne trouve pas si mal de prendre le nom de ma femme, d’autant que Gran, c’est beau.» Et puis c’est russe, puisque sa femme l’est. Ils voyagent là-bas en touristes, mais il n’écrit pas en russe. Aucun de ses romans n’a été traduit dans la langue de son père.


Philippe Lançon, Libération, mercredi 23 mars 2005